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et soldats disaient qu’ils n’avaient jamais parcouru sentiers plus âpres, plus étroits, plus brisés par toutes les natures d’accidens. On peut s’imaginer l’effet que produisaient l’Oued-Agrioun et ses rives parfumées sur des gens, qui sortaient de ce labyrinthe insensé de montagnes. Pendant quelques heures, ce ne fut au camp que réjouissances. Chaque soldat de notre colonne cherchait dans la colonne qui arrivait un hôte qu’il festoyait de son mieux. Un ravitaillement récent avait permis aux cantines de se garnir. Aussi aurait-on pu craindre un moment que Bacchus ne se déchaînai dans ce beau paysage arcadien ; mais nous étions heureusement dans une nature en état de siège. La discipline, qui ne perd jamais ses droits là où nos soldats sont rassemblés, fit régner l’ordre sous l’ombrage des myrtes et des lauriers-roses. Le soir, après la retraite, aucun écho ne répétait les accens d’une voix avinée.

Le 5 juin, le gouverneur voulut que ce camp, où se trouvait réunie l’armée expéditionnaire, fût le théâtre d’une solennité qui devait terminer une partie de la campagne. Il fit venir devant sa tente les chefs de toutes les tribus des Babors ; là, après leur avoir adressé des paroles dignes, énergiques et simples, il leur donna le bernous d’investiture. Cette cérémonie eut un caractère d’une incontestable grandeur. Je ne suis certes pas porté à m’exagérer l’éclat des fêtes, je crois que les hommes, lorsqu’ils veulent, par des cérémonies extérieures, glorifier eux-mêmes leurs œuvres, les fins humaines de leur vie, se trouvent réduits d’ordinaire à une visible impuissance, qui est le châtiment de leur orgueil : mais cette fois maintes circonstances se réunissaient pour empêcher cet effet habituel de se produire. Un pays d’un aspect nouveau et d’une beauté incomparable, un ciel lumineux et doux, des hommes aux poses et aux costumes exempts de toute apparence vulgaire, voilà ce qu’offrait le camp de l’Oued-Agrioun. Les chefs kabyles formaient un grand cercle autour du gouverneur, entre deux haies de soldats sous les armes. Chacun d’eux était appelé tour à tour et recevait le bernous, double signe de son autorité et de sa soumission. Il jurait fidélité à la France, puis retournait à sa place, paré de son manteau écarlate, avec cette dignité des sauvages que rien n’embarrasse, rien n’étonne, qui prennent tous les accidens de leur existence comme nous prenons les caprices du sommeil. Ces gens-là, je le veux bien, sont inférieurs aux habitans des villes ; mais on ne peut nier qu’ils ne participent à cette splendeur mystérieuse que Dieu donne aux arbres, aux plantes, à tout ce qui vit sous le regard du ciel.

Le 5 juin était un dimanche. Quand l’investiture fut terminée, le gouverneur, après avoir congédié les Arabes, se dirigea vers un endroit