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« si je travaille, c’est pour le plaisir du travail, et non pour faire peine à personne, non plus qu’a moi-même ; » car il savait que la science porte des fruits amers lorsqu’elle absorbe comme une passion toutes les facultés de l’âme, et que par ambition immodérée de la gloire et du bruit elle développe dans l’homme des sentimens jaloux et la douloureuse susceptibilité de l’amour-propre littéraire. Satisfait de sa fortune, toute modeste qu’elle fût, il trouvait qu’un homme d’étude est toujours assez riche, quand, assuré contre les besoins de la vie matérielle, il trouve encore dans ses épargnes le moyen d’acheter des livres. Obligeant autant que désintéressé, il pouvait dire comme La Bruyère : « Je ne suis point farouche, encore moins inaccessible ; si vous avez à me parler, venez en assurance, je quitterai volontiers la plume pour vous écouter. » Non-seulement Du Cange quittait la plume, mais il tenait à la disposition de tous ses conseils et ses travaux. C’est ainsi qu’il fit l’abandon à Baluze de notes importantes, et qu’il remit une autre fois à un savant qui le consultait sur un projet d’ouvrage tous les matériaux qu’il avait réunis sur le même sujet. Il répondit à ceux qui s’étonnaient de cette générosité excessive : « Je serai ravi que ce savant profite de mon travail ; il m’a paru avoir de bonnes idées, et c’est un point sur lequel je ne reviendrai plus… Sa modestie égalait son obligeance. Un jour un étranger vient le consulter comme l’homme qui connaissait le mieux l’histoire : « Adressez-vous, lui dit-il, à dom Mabillon. » L’étranger va trouver le bénédictin. « On vous a trompé, dit celui-ci, en me désignant à vous comme pouvant vous donner les renseignemens les plus exacts ; allez trouver M. Du Cange. — Mais, dit le visiteur, c’est de sa part que je viens. — Il est mon maître, répondit Mabillon. Toutefois, je n’en suis pas moins prêt à vous communiquer ce que je sais. » Après avoir raconté ces anecdotes et d’autres du même genre, le biographe de Du Cange dit qu’il y a là un salutaire exemple pour notre temps et un grand contraste. La remarque est juste, et si l’exemple est généralement peu suivi, le contraste est trop marqué aux yeux de ceux qui vivent dans ce que l’on appelle le monde savant pour qu’il soit besoin d’y insister.

De même que, pour bien saisir tout ce qu’il y a de puissant et d’initiateur dans le génie de Corneille, il faut lire les écrivains dramatiques auxquels il succède, de même, pour bien comprendre les immenses services rendus par Du Cange aux études historiques et saisir la grandeur de son esprit, il faut se reporter à tout ce qui s’était fait avant lui et au moment de ses débuts, puis à tout ce qui se faisait autour de lui. Nous regrettons que M. Feugère n’ait pas mis en relief ce côté important qui rehausse si bien la gloire de l’homme illustre dont il a heureusement, en d’autres points, fait ressortir redonnant mérite. Par cela même qu’elle était une réaction violente contre le moyen âge, la renaissance ne pouvait songer à l’étudier. Éblouie par les splendeurs de la civilisation païenne, elle ne voyait dans l’histoire qu’Athènes et Rome. La réforme elle-même avait contribué à fausser la notion du moyen âge. Les institutions du monde féodal, si profondément modifiées par Louis XI et par Richelieu, étaient restées inexpliquées dans leur origine et incomprises dans leur esprit. À côté de la langue latine profondément altérée et tombée pour ainsi dire à l’état de patois, il s’était formé une langue nouvelle, voisine de son apogée au temps de Du Cange, sans que personne eût