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assailli par des bergers qui lui firent un mauvais parti. En vain fit-il briller ses livres sterling, ce dernier argument de notre vieille Europe. Les pâtres orgueilleux n’auraient eu garde d’accepter ; mais en revanche ils s’emparèrent de son fusil. Encore le fier gentleman fut-il forcé,, dit-on, de porter l’un après l’autre les deux cochons qu’il avait tués jusqu’à la cabane des bergers. Il s’en alla furieux de sa mésaventure. À la ville prochaine, il informa le magistrat de ce qui s’était passé. Le fusil fut rendu, et le voyageur, déjà calmé, insista pour que la procédure n’allât pas plus loin.

Nous choisîmes quatre petits chevaux velus comme des ours, mais bien découplés. Nous devions en monter deux ; le troisième portait nos bagages, le dernier était pour le guide. On chercherait vainement ici de ces intrépides muletiers qui suivent à pied les caravanes dans les déserts de la Syrie. Les Corses ont un profond sentiment de l’égalité, et ils la mettent en pratique bon gré, mal gré. Les guides se posent tout d’abord sur ce pied-là. Celui-ci, du nom de Matteo, cordonnier à Ajaccio, daigna nous honorer de sa compagnie sur les bons renseignemens qu’il reçut de nous, et un matin notre petite caravane traversa la ville, en bon ordre, précédée de nos deux chiens anglais qui bondissaient joyeusement devant nous, comme s’ils avaient conquis à quelle fête nous les conduisions.

Matteo nous charmait de sa conversation. Il avait à se plaindre particulièrement du préfet. « Il trahit la Corse ! » s’écriait-il avec des éclats de voix sinistres. Pour beaucoup d’habitans, celui-là « trahit la Corse » qui n’a plus de places à distribuer, ou qui refuse de prendre part aux petites querelles de l’endroit. Ainsi cheminant, nous étions arrivés au sommet des montagnes. Le soleil se couchait sur la magnifique vallée d’Ornano ; bientôt la lune se leva, adoucissant les aspérités du paysage, et éclaira notre entrée dans le village de Grpsetto, où nous devions passer la nuit.

Nous prîmes possession de l’auberge. Pendant que nous étions attablés devant un mince souper, les habitans du hameau entraient un à un dans la salle. L’arrivée d’un étranger est un événement dans ces vallées. Ils s’étaient établis familièrement autour de nous et nous interrogeaient avec cette avidité de nouvelles qui est particulière au pays. Nous détournions habilement la conversation en leur proposant de trinquer avec nous, fort embarrassés que nous aurions été de faire à ces insulaires le portrait de tous les personnages qui occupaient en ce moment la scène politique. Le souper fini, nous étions les meilleurs amis du monde. Un des assistans tira de sa poche un accordéon et se mit à jouer un air de valse ; voilà nos villageois qui se divisent par couples et se prennent à tourner comme des derviches. Nous considérions gravement, à travers la fumée, les tourbillons