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pour lui faire savoir qu’il se résignait à ses exigences et lui demanda un rendez-vous qui fut accepté, à la condition toutefois que le docteur y viendrait seul et sans armes. Celui-ci s’exécuta et partit sans armes apparentes, muni seulement de deux pistolets de poche. Au lieu fixé, il ne trouva pas Decio, mais un petit berger qui l’envoya à une demi-lieue de là. Le manège se répéta plusieurs fois. Il alla ainsi de berger en berger jusqu’à un lieu désert, dominé par un rocher escarpé. Decio était debout sur le rocher avec deux bandits armés jusqu’aux dents. C’est de là qu’il entama la conversation. Voici quelles étaient ses conditions : mise en liberté du locataire que le procureur-général avait fait arrêter ; donation de la maison en bonne et due forme, et pour lui, Decio, souscription d’un effet de commerce de 2,000 francs au nom d’un tiers. Le docteur marchanda ; la somme fut réduite à 1,200 francs. Decio avait tout ce qu’il fallait sur lui, — car c’était un lettré comme le curé dans Colomba, — écritoire, plume, papier timbré. Il descendit de sa forteresse.

— Si tu bouges, dit-il au médecin en montrant ses acolytes, voilà deux gaillards qui feront ton affaire.

— Vous voyez bien que je n’ai pas d’armes, dit le docteur. Decio était descendu, et tirait de sa poche son écritoire et sa plume, quand le docteur lui brûla la cervelle d’un coup de pistolet, s’empara de son fusil, et se jeta derrière un rocher au moment où deux balles sifflaient à ses oreilles. De là, avec une agilité merveilleuse, il descendit les pentes de la montagne, glissant dans le maquis comme une couleuvre, si bien qu’il échappa aux deux bandits. Ceux-ci ont dit plus tard que le docteur avait agi bravement, et que, comme Decio n’était pas leur parent, ils n’avaient plus rien à y voir.

Ce trait de courage a fait des amis au docteur ; mais Decio a laissé un fils de dix ans qui s’exerce déjà à tirer à la cible, et le pauvre docteur ne voit pas l’avenir en rose. Il nous racontait cette triste histoire d’un ton dolent, sous la cheminée de cette misérable auberge. Ce qu’il y a d’effrayant, c’est que partout ce sont les mêmes histoires. Ce terrible refrain nous a poursuivis pendant tout notre voyage. L’institution du jury, déjà vicieuse en France, n’est guère faite pour extirper le mal au milieu de ce peuple sauvage. D’autre part, les faux témoignages, qui sont devenus une arme de guerre, entravent l’action de la justice, et sont eux-mêmes la cause de nouveaux malheurs. On n’a pas oublié ce terrible Santa-Lucia, qui, voyant son frère innocent envoyé aux galères, jura de punir les dix-huit faux témoins qui l’avaient fait condamner. Il a tenu parole : à ceux-ci il a logé une balle dans le cœur, à ceux-là il a crevé les yeux, à d’autres il a fait subir d’épouvantables mutilations. Un seul restait, le plus coupable de tous, l’instigateur du crime, qui vivait au fond de sa