Bourrasque, qui nous éclairait de sa vieille expérience, et de tout ceci nous avons conclu que le vrai pays de chasse de l’île s’étend des bords du Taravo aux bords du Tavignano, en suivant les bords de la mer ; il faut réserver toutefois une mention honorable pour le petit pays de Zilia, sur la côte occidentale. Mais revenons aux moufflons. De retour à Puzzichello au temps fixé, nous allâmes, au-dessus de la Conca, demander l’hospitalité à un bercer qui nous reçut pour deux nuits dans sa cabane.
On sait que le moufflon a l’encolure, le pied et le pelage d’un cerf, la taille d’un daim à peu près et les cornes d’un bélier ; ces cornes sont de la grosseur du bras au moins à la base, beaucoup plus longues que celles du bélier, plantées près des yeux, et se recourbent en cercle ; ses mœurs participent à la fois du chamois et du cerf. Comme le chamois, il vit au sommet des plus hautes montagnes ; mais il en descend souvent pour chercher les pâturages, et se cache dans les fourrés. C’est là que nous espérions le surprendre. Dans les plateaux où nous cherchions les moufflons, on les traque comme des sangliers. Notre première journée fut perdue : nous ne tuâmes qu’un renard. Le second jour, nous reconnûmes la trace de trois moufflons. On juge de notre joie. Malheureusement nous n’étions pas assez nombreux. Ils sortirent en bondissant du maquis, à quarante pas de mon compagnon, qui les salua de ses deux coups de fusil : c’est une carabine qu’il aurait fallu pour les abattre. Je les vis moi-même passer à travers les rochers avec une merveilleuse agilité et regagner leurs retraites inabordables. J’étais assez joyeux de les avoir vus courir ; mais le tireur était désespéré. — Je tuerai le moufflon du Jardin-des- Plantes ! s’écria-t-il dans un beau mouvement de rage.
Il fallait songer à quitter la Corse, Bourrasque allait pêcher les sangsues ; nos amis de Puzzichello étaient retournés à leur montagne. Ce ne fut point sans un serrement de cœur que nous mîmes le pied à l’échelle du paquebot qui devait nous ramener à Marseille. En somme, nous avions passé notre hiver loin des bruits de Paris, loin des discussions politiques, et nous avions amassé des souvenirs qui ne sont pas sans charme. Maintenant que le temps et la distance en ont adouci les teintes un peu rudes, nous la revoyons souvent dans nos rêves, cette île sauvage, mais avec les yeux du poète corse : « O Cyrno ! vêtue de bruyères et couronnée de myrte, tu souris au milieu des flots comme une vierge farouche ! Les princes te font les yeux doux, mais tu veux garder ta liberté. »
CHARLES REYNAUD.