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jours qu’il passait a rêver sur les bords de la Tamise ou sous l’ombre des grands hêtres du Buckinghamshire. Croyez-en plutôt le témoignage de Mme Shelley elle-même. « Dans l’année 1817, écrit-elle, nous nous établîmes à Marlow, dans le comté de Buckingham. Shelley fit choix de cette campagne à cause de sa proximité de la Tamise. Il faisait ses vers pendant que son bateau s’en allait à la dérive et glissait sous les branches des hêtres de Bisham, ou bien pendant qu’il entreprenait à pied de grandes promenades dans les environs, qui sont d’une beauté extrême. Les carrières, dont le pays est plein, s’élèvent parfois en rudes montées, et dominent la Tamise, tandis qu’à d’autres endroits elles se creusent en vallons verts remplis de beaux arbres. La partie inculte de la contrée était tout ce qu’il y avait de plus sauvage, ce qui ne laissait pas de faire un contraste charmant avec les parks et jardins des grands propriétaires et avec les beaux champs bien cultivés qui les entouraient. La population seule, au milieu de toute cette richesse de la nature, était pauvre et malheureuse. Les poor laws la minaient, et les suites d’une longue guerre achevèrent de la réduire à la plus cruelle misère. Shelley ne se lassait pas de chercher à soulager les souffrances de ceux qui nous environnaient. Au milieu de l’hiver, pendant qu’il publiait la Révolte d’Islam, il fut atteint d’une ophthalmie terrible qu’il gagna par suite des visites incessantes qu’en tout temps il faisait chez les pauvres. Je rappelle cela, parce que cette sympathie active et profonde pour ses semblables donne un intérêt véritable à ses théories philosophiques, et appose le sceau d’une sincérité réelle à ses plaidoiries en faveur du genre humain. »

À part la poésie, y a-t-il là quelque chose qui diffère de la conduite de tout bon gentilhomme au milieu de ses paysans ? Si, au lieu de se gendarmer et de proscrire l’enfant qui venait d’écrire Queen Mab, on eût tout simplement pris ce poème pour ce qu’il était, — c’est-à-dire la première et confuse expression des utopies et des indignations d’un esprit amoureux du beau, du juste, du bien absolu, de l’impossible enfin, — quelles qualités radicales dans Shelley pouvaient l’empêcher d’être un des meilleurs citoyens de l’Angleterre en même temps que le premier de ses poètes ? À cette vie simple, patriarcale, à cette vie foncièrement anglaise que mène Shelley à Marlow, et qui, remarquez-le bien, n’entrave en rien son inspiration poétique, comparez les orgies de Byron à Newstead ! A Dieu ne plaise que je veuille abaisser le talent de Byron ! Il fallait peut-être un peu de tout cela pour produire Don Juan ; mais s’étonne-t-on beaucoup ensuite qu’en Angleterre Shelley, et non Byron, soit la source d’où descend la génération actuelle, — cette génération dont les tendances saxonnes paraissent surtout si franches ? Ce caractère saxon de l’influence de