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Pour la première fois, auprès de Sénecé la Campobasso avait perdu la raison, s’était trouvée dans le ciel ou horriblement malheureuse pour des choses non approuvées par le bon sens. Dans ce caractère sévère et sincère, une fois que Sénecé eut vaincu la religion, qui pour elle était bien plus, bien autre chose que la raison, cet amour devait s’élever rapidement jusqu’à la passion la plus effrénée.

La princesse avait distingué monsignor Ferraterra, dont elle avait entrepris la fortune. Que devint-elle quand Ferraterra lui annonça que non-seulement Sénecé allait plus souvent que de coutume chez l’Orsini, mais encore était cause que la comtesse venait de renvoyer un castrat célèbre, son amant en titre depuis plusieurs semaines !

Notre histoire commence le soir du jour où la Campobasso avait reçu cette annonce fatale.

Elle était immobile dans un immense fauteuil de cuir doré. Posées auprès d’elle sur une petite table de marbre noir, deux grandes lampes d’argent au long pied, chefs-d’œuvre du célèbre Benvenuto Cellini, éclairaient ou plutôt montraient les ténèbres d’une immense salle au rez-de-chaussée de son palais, ornée de tableaux noircis par le temps ; car déjà, à cette époque, le règne des grands peintres datait de loin.

Vis-à-vis de la princesse et presque à ses pieds, sur une petite chaise de bois d’ébène garnie d’ornemens d’or massif, le jeune Sénecé venait d’étaler sa personne élégante. La princesse le regardait, et depuis qu’il était entré dans cette salle, loin de voler à sa rencontre et de se jeter dans ses bras, elle ne lui avait pas adressé une parole.

En 1726, déjà Paris était la cité reine des élégances de la vie et des parures. Sénecé en faisait venir régulièrement par des courriers tout ce qui pouvait relever les grâces d’un des plus jolis hommes de France. Malgré l’assurance si naturelle à un homme de ce rang, qui avait fait ses premières armes auprès des beautés de la cour du régent et sous la direction du fameux Canillac, son oncle, un des roués de ce prince, bientôt il fut facile de lire quelque embarras dans les traits de Sénecé. Les beaux cheveux blonds de la princesse étaient un peu en désordre ; ses grands yeux bleus foncés étaient fixés sur lui : leur expression était douteuse. S’agissait-il d’une vengeance mortelle ? était-ce seulement le sérieux profond de l’amour passionné ?

— Ainsi vous ne m’aimez plus ? dit-elle enfin d’une voix oppressée.

Un long silence suivit cette déclaration de guerre.

Il en coûtait à la princesse de se priver de la grâce charmante de Sénecé, qui, si elle ne lui faisait pas de scène, était sur le point de lui dire cent folies ; mais elle avait trop d’orgueil pour différer de