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ses états et de nombreux privilèges. Le pays messin seul versa dans le Brandebourg plus de trois mille personnes qui y portèrent environ 2 millions d’écus, et comme les résidens prussiens épiaient les émigrans à leur sortie de France pour les engager à profiter des privilèges offerts par Frédéric-Guillaume, on en compta bientôt dans ses états plus de vingt-cinq mille, qui reçurent des avantages de, toute espèce : on leur donna le droit de bourgeoisie, l’exemption de tout impôt, des terres, des maisons, des instrumens de travail, et des grades supérieurs à ceux qu’ils occupaient en France. Les soldats formèrent cinq régimens, et six cents officiers environ furent répartis dans les rangs de l’armée prussienne. Les marins recrutèrent la flotte que l’électeur avait formée, et allèrent fonder diverses colonies sur les côtes de la Guinée, au Sénégal et dans les îles de Saint-Thomas et de Saint-Eustache. La destinée militaire des réfugiés qui trouvèrent un asile en Prusse fut des plus brillantes, et les armées de Louis XIV les retrouvèrent en face d’elles à l’avant-garde aux batailles de Neuss, de Fleurus, de Malplaquet, aux sièges de Bonn et de Namur. Quelques-uns s’élevèrent aux grades de généraux, et contribuèrent puissamment dans la guerre contre les Suédois à assurer la prépondérance « lu Brandebourg dans le nord de l’Allemagne. Leurs descendans reparurent avec éclat dans la guerre de sept ans, et les noms de plusieurs d’entre eux, La Motte-Fouqué, Haulcharmoy, Dumoulin, Forcade, sont inscrits sur la colonne érigée à Berlin en l’honneur du grand Frédéric.

Les commerçans rendirent à leur nouvelle patrie des services non moins signalés, et l’on peut dire qu’ils créèrent complètement l’industrie prussienne, ou plutôt qu’ils enrichirent la Prusse des plus belles et des plus importantes industries de la France : la chapellerie, la ganterie, la teinturerie, les velours, les soies, les tapis d’Aubusson, etc. Grèce à leurs efforts intelligens, Halle et Magdebourg devinrent en peu d’années de grandes villes manufacturières. La concurrence anglaise et française fut écrasée, et en même temps qu’ils affranchissaient la Prusse des importations étrangères, ils lui créaient de nombreux débouchés avec la Pologne, la Russie et la Suède, et fondaient, par le comptoir d’escompte dit bureau d’adresse, le premier établissement de crédit commercial qu’ait possédé la monarchie de Frédéric.

L’influence des protestans français ne fut pas moins grande sous le rapport du développement intellectuel de la Prusse que sous le rapport industriel et commercial. Frédéric Ier, qui descendait par sa mère de l’amiral de Coligny, seconda puissamment les travaux scientifiques et littéraires des réfugiés. Il fonda en leur faveur le collège français, l’académie des nobles et l’Institut français. Lacroze, Ancillon, Basnage, de Vignolles, Pelloutier, Formey, entrèrent à l’académie de Berlin, et créèrent en 1696 le Nouveau journal des Savans. La Prusse devint dès lors, comme la Hollande, une sorte de champ d’asile ouvert à ceux qu’on appellerait aujourd’hui les libres penseurs. Il s’y forma une littérature française, complètement indépendante, et surtout très hostile à la politique du gouvernement français. Les calvinistes frayèrent la route aux philosophes, et s’il est vrai que la réforme et plus tard la philosophie préparèrent la révolution française, on peut dire aussi sans exagération que les plus vives attaques contre la société française du XVIIIe siècle sont parties de Potsdam et de Berlin ; c’est même peut-être à l’influence des