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Si l’avarice lui eût inspiré dans sa vie une seule mauvaise action, je condamnerais en lui comme en tout autre une passion qui se concilie difficilement avec les sentimens élevés ; mais comme elle n’a jamais attiédi dans son âme la passion du beau tel qu’il le comprenait, loin de la condamner, j’y applaudis. Quelle que fût la fécondité naturelle de son esprit, il est à peu près certain que, s’il n’eût pas été dévoré de l’amour de l’or, nous posséderions à peine la moitié de son œuvre. Il aurait eu beau ressasser vingt fois sa pensée, il n’eût jamais rencontré l’élévation, la pureté familières à Rome et à Florence. Il était dans sa nature de produire promptement ; eh bien ! cette heureuse faculté, abandonnée à elle-même, n’eût pas porté tous ses fruits : l’amour de l’or en a doublé la puissance, en obligeant Rembrandt à l’appliquer plus souvent. Les esprits inattentifs m’accuseront d’avoir entrepris l’apologie de l’avarice ; je ne perds pas mon temps à leur répondre. Quant à ceux qui ont suivi pas à pas le développement de ma pensée, ils ne se méprendront pas sur mon intention, et leur approbation me suffit. Si l’avarice eût dominé chez Rembrandt l’amour de l’art, comme cela est arrivé plusieurs fois, l’avarice eût été un malheur. Servant d’aiguillon au travail sans jamais le hâter, c’est presque un surcroît de génie.

Le mariage de Rembrandt suffirait seul à nous prouver que l’avarice n’avait pas envahi son âme tout entière. Fêté, recherché comme il l’était, il lui eût été facile, à coup sûr, de faire un riche mariage, et pourtant il choisit pour compagne une paysanne du village de Ransdorp ; dans la province de Waterland, une fille qui n’avait d’autre fortune que sa jeunesse et sa beauté. Certes, si Rembrandt n’eût écouté que le démon de l’avarice, il n’aurait jamais pris une telle détermination. Riche déjà du fruit de son travail, il pouvait doubler sa richesse en se mariant, et pourtant il n’en fit rien. Il faut donc croire que l’or gagné par son burin ou son pinceau avait pour lui un prix particulier, et qu’il trouvait dans les florins dont on couvrait ses gravures un charme qu’il n’eût pas trouvé dans la dot la plus opulente. À peine marié, il s’empressa de reproduire sa jeune femme dans tout l’éclat de sa fraîcheur et de sa beauté. D’ailleurs il ne changea rien à sa manière de vivre : toujours même simplicité, poussée souvent jusqu’à la parcimonie. La seule dépense inutile qu’il se permît, c’était la toilette de sa femme, car il aimait à la voir parée ; mais il n’oubliait jamais son origine villageoise, et voulait que la paysanne se retrouvât sous les plus riches parures.

Il est curieux de voir à quelles ruses Rembrandt avait recours pour contenter son avarice. Tantôt il mettait ses gravures en vente publique et allait lui-même surenchérir, tantôt il chargeait son fils d’aller les vendre, en disant aux acheteurs qu’il les lui avait dérobées.