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non avenue, et l’on peut se demander, en feuilletant ses œuvres, ce qu’il eût gagné à la consulter. Ses armoires étaient pleines de vieilles étoffes, de costumes chargés de clinquant, de vieilles armures de tous les temps et de tous les pays. Il disait, en montrant cet amas confus de casques et de turbans, de sabres et de boucliers, de serge et de brocart : « Voilà mes antiques. » C’était pour lui, en effet, une source inépuisable d’inspirations, et il est permis de croire que les œuvres de l’art antique lui eussent porté moins de profit, car il y a cela de particulier dans le génie de Rembrandt, qu’il ne tient compte ni du temps ni du lieu dans la représentation d’aucune scène. Qu’il s’adresse à l’Ancien, au Nouveau-Testament, l’aspect du pays, le costume des personnages ; sont pour lui sans importance. La vérité telle que la comprend l’érudition ne saurait entrer dans l’esprit de Rembrandt ; il ne cherche et ne poursuit que la vérité humaine, sans acception ni de lieu ni de temps. Pourvu que les personnages expriment la pensée qu’il a conçue, pourvu que la lumière et l’ombre, habilement distribuées, mettent le paysage en harmonie avec le sujet, Rembrandt ne demande rien de plus. Je ne songe pas à lui faire un mérite de son ignorance volontaire, mais je crois qu’une étude plus attentive des lieux et des temps n’eût pas élevé de beaucoup la valeur de ses œuvres. Entendons-nous cependant : je ne voudrais conseiller à personne de mépriser, à l’exemple de Rembrandt, la vérité locale et historique ; cette ignorance, que j’absous dans le peintre d’Amsterdam, serait sans excuse chez un peintre de nos jours. Amplement rachetée chez lui par des qualités de premier ordre, elle ne saurait se comprendre aujourd’hui chez un peintre, même très habile, tant les moyens d’information sont multipliés. Les renseignemens que Rembrandt dédaignait sont aujourd’hui à la portée de tout le monde ; les posséder n’est pas un mérite, les négliger est une faute qui ne saurait se concevoir.

Pour bien comprendre le génie de Rembrandt, il faut se pénétrer d’une vérité qui domine l’histoire entière de l’art, à savoir qu’il y a dans toutes les œuvres de l’intelligence humaine deux parts bien distinctes : l’une qui relève de la passion pure et qui s’adresse à la passion, l’autre qui relève de la science et qui s’adresse à la science. De ces deux parts, Rembrandt n’a choisi que la première, mais il la possède pleine et entière, et sur ce terrain il ne craint pas de rival. Il a si complètement négligé la seconde part, qu’il y aurait de l’injustice à s’en préoccuper dans l’étude de ses œuvres. Je sais très bien qu’on peut faire aux œuvres de Rembrandt une objection d’une autre nature, et cette objection est tellement grave, qu’il est impossible de la passer sous silence : la vérité historique et locale n’est pas la seule chose qui lui manque, la noblesse prise dans le sens le