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il écrivit contre une habitude qu’il détestait un livre auquel il donna pétantesquement le titre grec de Misocapnos (ennemi de la fumée). Jacques ne fut pas le seul souverain qui se montrât hostile à l’usage de fumer. Cet usage fut interdit en Russie sous peine de mort ; il le fut également dans la Nouvelle-Angleterre. En Turquie les sultans à l’instigation des muphtis, en Chine les empereurs de la dynastie des Ming, proscrivirent le tabac comme en Russie les tzars et en Amérique les puritains. Ceux-ci comparaient la fumée de la pipe à celle qui s’exhale du puits de l’abîme, et pendant l’horrible immolation des prétendues sorcières appelée la tragédie de Salem, une des victimes ayant allumé sa pipe sur l’échafaud, on s’écria : « Voyez comme elle est entourée des flammes et de la fumée de l’enfer ! » Cromwell, malgré son puritanisme, ne s’interdisait point cette jouissance. On raconte même que, pendant ses incertitudes au sujet du titre de roi qu’il était tenté de prendre, il se faisait apporter des pipes et une chandelle ; puis, après avoir fumé abondamment, il revenait à la grande affaire.

L’usage de priser a inspiré aussi quelques scrupules. Le pape Urbain VIII excommunia ceux qui useraient du tabac dans les églises. Clément XI, plus indulgent, restreignit l’interdiction à l’église de Saint-Pierre. Ainsi le tabac, qui chez les indigènes du continent américain faisait partie du culte, que les natifs de l’île de Cuba tenaient, au dire d’Oviedo, pour une chose sainte, était à Boston, à Constantinople, à Rome, une chose profane. On assure même qu’un candidat à la canonisation fut privé des honneurs de la sainteté, parce que l’avocat du diable prouva qu’il avait la coutume de priser. D’autres papes, il est vrai, se montrèrent moins rigoureux et consacrèrent l’usage de la tabatière en y puisant eux-mêmes. L’un d’eux ayant présenté la sienne à un cardinal qui refusa en répondant : « Saint père, je n’ai pas ce vice, » le pape, justement mécontent de la forme de ce refus, lui dit : » Si c’était un vice, tu l’aurais. »

On sait que la pipe en Allemagne et en Hollande, en Espagne le cigare et surtout la cigarette, sont depuis longtemps un besoin universel. En France, l’usage de fumer fut jusqu’à ces derniers temps le propre des marins et des soldats. On le vit par intervalles se glisser passagèrement dans le beau monde, mais à titre de fantaisie et de débauche, durant l’époque de la fronde, et au XVIIIe siècle, sous la régence. Aujourd’hui cet usage est si répandu qu’un homme de la génération actuelle qui ne fume pas est presque une exception. Cette coutume, inconnue avant la découverte de l’Amérique, a fait en trois siècles littéralement le tour du globe, et, à travers tout l’Orient, où elle est plus générale que partout ailleurs, est remontée jusqu’à la Chine. On a de la peine à s’imaginer les Orientaux sans chibouk et