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croyez-vous, monsieur, que vous lui refuseriez des canons et le titre de capitaine de brûlot pour son commandant ? D’aussi faibles encouragemens pour d’aussi grands objets ne seraient rien à vos yeux. Comment donc vous est-il moins précieux étant tout fait que s’il était à faire ?

« Je vous demande bien pardon ; mais la multiplicité des objets qui vous occupent a pu vous dérober une partie de l’importance de mon armement, consacré au triple emploi d’encourager le commerce de France par mon exemple et mes succès, d’approvisionner les îles sur ou sous le vent qui en ont le plus grand besoin, et de conduire au continent de l’Amérique, dans le temps le plus orageux, une flotte française marchande si considérable, que les nouveaux états puissent juger par cet effort du vif désir que la France a de soutenir nos nouvelles liaisons de commerce avec eux.

« C’est à votre sagesse que je présente ces graves objets ; il n’en est point, j’ose le dire, de plus dignes de l’attention et de la protection d’un ministre aussi éclairé. Agréez, etc.

« Caron de Beaumarchais. »


Le Fier Roderigue partit donc avec ses 60 canons, convoyant dix bâtimens de commerce. À la hauteur de l’île de la Grenade, il rencontra la flotte de l’amiral d’Estaing, qui se préparait à livrer bataille à celle de l’amiral anglais Biron. En voyant passer de loin ce beau vaisseau de guerre qui se prélassait au vent, l’amiral d’Estaing lui fit signe d’arriver ; apprenant qu’il appartenait à sa majesté Caron de Beaumarchais, il se dit que ce serait dommage de ne pas en tirer parti, et vu l’urgence du cas, il lui assigna son poste de bataille sans en demander l’autorisation au propriétaire, laissant aller à la merci des flots et des Anglais les malheureux bâtimens de commerce que ce vaisseau de guerre protégeait. Le Fier Roderigue se résigna bravement à son sort, prit une part glorieuse au combat de la Grenade, contribua à forcer à la retraite l’amiral Biron ; mais il eut son capitaine tué, et il fut criblé de boulets. Le soir même du combat, le comte d’Estaing, éprouvant le besoin de consoler Beaumarchais, lui écrit à bord du vaisseau-amiral et lui envoie par l’intermédiaire du ministre de la marine le billet inédit suivant, qu’on n’est pas accoutumé à rencontrer dans les archives d’un auteur dramatique :


« À bord du Languedoc, en rade de Saint-George,
île de la Grenade, ce 12 juillet 1779.

« Je n’ai, monsieur, que le temps de vous écrire que le Fier Roderigue a bien tenu son poste en ligne et a contribué au succès des armes du roi. Vous me pardonnerez d’autant plus de l’avoir employé aussi bien, que vos intérêts n’en souffriront pas, soyez-en certain. Le brave M. de Montaut[1] a malheureusement été tué. J’adresserai très incessamment l’état des grâces au ministre, et j’espère que vous m’aiderez à solliciter celles que votre marine a très justement méritées.

  1. C’est le capitaine de Beaumarchais.