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en introduisant dans l’histoire, l’un l’esprit politique issu des temps modernes, l’autre la couleur locale empruntée à la vivante évocation du passé. Tandis que l’auteur de l’Histoire de la Civilisation en France et en Europe étudiait dans leurs élémens générateurs la formation des sociétés modernes et celle des gouvernemens libres, l’auteur de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands s’emparait du plus grand épisode du moyen âge après celui des croisades et le peignait avec un éclat incomparable. M. Thierry, substituant l’histoire des peuples à celle des individualités royales, faisait pour la première fois revivre dans un grand tableau les races les plus diverses par leur origine, par leur génie et par leurs destinées : élémens antipathiques destinés à se fondre par le travail des siècles dans une glorieuse unité. La brutalité de l’oppression et les joies sensuelles de la conquête, les humiliations et les tristesses du servage, l’orgueil des vainqueurs, le désespoir des vaincus dépossédés de la terre natale, — tous ces contrastes d’abord terribles, puis affaiblis de génération en génération, mais toujours persistans lors même que le secret en échappe, — des luttes gigantesques finissant par des guet-apens de voleurs, des combats homériques aboutissant à des légendes, — telle fut l’épopée par laquelle M. Augustin Thierry remplaça les traités philosophiques du XVIIIe siècle et les œuvres incolores qui les avaient précédés.

Un tel début révélait une mission : l’écrivain y dévoua sa vie et ses forces. Pendant que M. Guizot était contraint de suspendre pour les devoirs de la vie publique ses grands travaux commencés, M. Thierry s’enfonçait de plus en plus dans la retraite et dans le silence. La Providence, comme si elle eût voulu l’isoler de ce monde, ne lui avait laissé que la lumière intérieure ; il dut faire recueillir par d’autres mains ces fruits du savoir destinés à mûrir laborieusement pour lui dans le silence et dans la nuit, et ce fut sous le reflet de sa pensée qu’il contempla cette nature extérieure resplendissante sous son pinceau de tant de couleurs et de clartés.

Après avoir donné à l’Angleterre l’explication du grand fait historique qui l’a constituée, et dont l’empreinte est restée vivante dans ses mœurs comme dans ses lois, M. Thierry appliqua sa pensée et sa méthode à la France. Il voulut la doter, non d’une histoire complète, rendue difficile par la variété de nos transformations sociales et la diversité des races qui les ont subies, mais de récits épisodiques dans lesquels cette histoire viendrait se condenser autour d’un petit nombre de types habilement choisis. Les Lettres sur l’Histoire de France et les Récits des temps mérovingiens ont éclairé les siècles les plus obscurs par de saisissantes évocations. Autour d’un chef barbare, quelquefois autour d’un moine ou d’une jeune fille, vient se