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contre les entraînemens de sa nature, on aurait pu craindre qu’il ne devint le Boulainvilliers de la bourgeoisie.

C’est mûrie par les années, et sans doute aussi par les déceptions, que cette pensée nous arrive aujourd’hui. L’Essai sur l’histoire de la formation et du progrès du tiers-etat est le résumé fidèle et comme le solennel testament de cette laborieuse vie, si passionnée dans son calme, si animée dans sa solitude. L’école monarchique avait donné l’établissement de la royauté comme but final à l’histoire. C’était pour arriver au plein épanouissement de l’autorité royale telle que la France l’avait possédée au XVIIe siècle, qu’au dire de ses écrivains les races conquérantes et conquises s’étaient enfin confondues, et que l’unité nationale s’était élevée sur les ruines des antiques provinces soumises à une administration uniforme. Invasion du droit romain dans le droit coutumier, prédominance conquise par le pouvoir judiciaire sur le baronage, fusion des peuples, des idées et des idiomes, tous ces miracles d’alchimie historique avaient eu pour conséquence dernière l’unité nationale constituée et représentée par l’unité monarchique. De toutes ces affirmations, M. Thierry n’en conteste qu’un petit nombre. Il accorde volontiers aux théoriciens de la puissance royale presque toutes leurs prémisses, mais il aboutit à de tout autres conclusions. Il établit qu’en faisant le vide autour d’elle, en brisant sous ses pieds toutes les forces indépendantes, la royauté préparait, dans une profonde ignorance du résultat final, l’avènement d’une classe qu’elle avait élevée sans soupçonner son avenir. Dans cet abaissement de toutes les grandes existences, dans ce nivellement du sol et des personnes, où l’école monarchique voyait un but définitif, M. Thierry ne signale qu’un moyen, et la prépondérance politique des classes industrielles et lettrées lui semble sortir du système de Louis XIV aussi nécessairement que le règne du grand roi était sorti de l’œuvre séculaire de saint Louis, de Philippe le Bel, de Louis XI et de Henri IV.

Les lecteurs habituels de ce recueil savent assez que notre pensée concorde sur ce point-là presque complètement avec celle de l’auteur de l’Essai sur l’histoire du tiers-état. Nous tenons comme lui pour démontré que du long enchaînement des idées et des faits qui en constituent l’unité, l’histoire de France aboutit à cette double conclusion, — que le pouvoir doit avoir chez nous pour instrumens les intelligences, et pour lest les intérêts, et que l’avènement à la suprême direction de la société des hommes qui représentent la double puissance de la pensée et du capital est un fait normal et légitime comme l’avait été au Xe siècle celui des grands barons qui représentaient alors notre nationalité naissante contre les traditions germaniques. Mais si le gouvernement de la démocratie rencontre devant lui la résistance de tous les intérêts, le gouvernement de l’aristocratie