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prévoyait-il, dès la fin du règne de Louis XV, que la situation était à la veille de se dénouer par une crise. La révolution de 1789 était en effet le dernier mot de l’histoire de France telle que l’église et la royauté l’avaient faite. Malheureusement elle s’opéra sous l’influence de la philosophie, à la fois déclamatoire et négative, qui s’était élevée en contradiction patente avec toutes les croyances comme avec toutes les traditions nationales. La génération qui recevait mission de donner son complément et sa forme définitive à l’œuvre des ancêtres lisait la Pucelle à la veille d’entrer dans la vie publique. Elle avait appris la politique dans Rousseau, la philosophie sociale dans Condorcet, — et le naturalisme sentimental de Bernardin de Saint-Pierre en avait préparé la portion la plus honnête aux naïvetés théophilanthropiques. Je crois fermement que la génération de la ligue aurait pu maintenir la révolution de 1789 dans l’ordre des intérêts bourgeois où elle avait été conçue, parce que ces intérêts auraient eu un contre-poids dans les croyances, et que celles-ci eussent maintenu le caractère à la hauteur de la pensée ; mais je ne puis éprouver aucun étonnement de ce que les contemporains de Mirabeau et de Louvet, qui admiraient le roman de l’un et les orgies de l’autre, qui ne croyaient pas plus à la pudeur qu’à la vérité, aient glissé du premier pas jusqu’au fond de l’abîme, et dépensé à satisfaire de stériles rancunes contre le passé toute la force dont il aurait fallu se servir pour résister à la démagogie, qui seule alors menaçait l’avenir.

La grande transformation de 89 aurait-elle pu s’opérer par d’autres voies et s’accomplir sans violence ? La royauté était-elle en mesure d’y suffire par sa seule initiative ? – Ce n’est pas incidemment qu’une telle question peut être examinée ; nous avons eu occasion de l’aborder d’ailleurs dans des études qu’on nous pardonnera de rappeler ici[1], puisque ces études commencent au temps même où l’œuvre de M. Thierry s’arrête. Nous n’aurons donc qu’à répéter aujourd’hui nos conclusions d’alors, et nous les soumettons avec confiance à l’illustre écrivain.

Puissante par l’autorité que conserve en Europe les idées politiques qu’elle a émises la première de 1789 à 1791, la bourgeoisie française se distingue de moins en moins chaque jour des classes de la société au sein desquelles elle se recrute. Lorsque l’on parle des idées constitutionnelles, ce mot-là présente à tous les esprits un sens clair et distinct ; on sait qu’il s’agit de cet ensemble de doctrines politiques qui tranche également et avec les théories de l’école de 1815 et avec celles de l’école de 1848, et qui n’admet pas plus la

  1. La Bourgeoisie et la Révolution française, notamment dans les livraisons du 15 février, 15 mai, 15 juin 1850, et 1er octobre 1852.