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dit-il dans son journal ; le père est un homme de plaisir qui court le mail[1], fréquente le café de Saint-James et les Maisons à chocolat, et le jeune fils est principal secrétaire d’état ; il m’a dit que M. Harley ne pouvait rien garder avec moi, tant j’avais l’art de le captiver. J’ai bien vu que c’était un compliment ; je le lui ai dit, et c’était vrai. Pourtant c’est un peu fort de voir ces grands hommes me traiter comme un de leurs maîtres, et vos pantins en Irlande me regardaient Il peine ! » C’est que Swift était devenu le rédacteur en chef de l’Examiner, et il continua pendant sept ou huit mois à l’écrire presque tout entier. Ce recueil hebdomadaire prit dans ses mains une véritable importance. Un style excellent y relevait une forte discussion. On y trouvait avant lui plus de l’esprit que les Anglais appellent wit ; ou y trouva sous lui plus de l’esprit que les Anglais appellent humour. C’est la différence des traits piquans aux idées originales. Le docteur fit une franche guerre à ceux qui avaient été un peu ses amis, à Steele surtout qu’il finit par accabler ; le seul qu’il ménagea, Addison, répondit par quelques feuilles d’un Examiner whig que le docteur Jonhson proclame supérieur, mais qui ne parut que cinq fois. « Swift se félicita, dit Johnson, de voir mourir celui qu’il n’aurait pu tuer. » Mais Addison se plaisait peu dans le combat, et l’irascible Jonathan resta à peu près maître du champ de bataille. « Le présent ministère a une difficile tâche, écrivait-il à Stella (10 novembre, v. s.), et il a besoin de moi. Autant que j’en puis juger, ils ont en vue le véritable intérêt du public ; ainsi je suis content de les seconder de tout mon pouvoir. » Ce pouvoir était réel. Son talent véhément et sarcastique, qui se permettait tout, animé par une vanité colère, se déploya avec une licence et un succès qui le rendirent indispensable à sa cause et au cabinet. Tantôt grave, tantôt comique, mais prenant fort au sérieux son rôle et son influence, il devint le commensal habituel et le confident des ministres directeurs, et il se crut leur directeur à son tour. Il est probable que sa conversation originale leur fut aussi agréable que sa plume leur était utile ; il dînait chez eux deux ou trois fois par semaine, mais surtout le samedi en petit comité chez Harley, avec Saint-John, Harcourt et lord Rivers : il les soignait, il les défendait, il les amusait : mais, indépendant d’esprit, il se tenait pour fier et pour exigeant ; il leur parlait parfois avec rudesse et les querellait sur de petites choses, quand surtout elles touchaient à sa dignité ou à ses manies. Il est un des exemples les plus remarquables du caractère et de la position de l’homme de lettres dans les états libres, lorsqu’il se jette dans la politique, en restant exclusivement

  1. C’était l’emplacement d’un ancien jeu de mail, Mail, et une promenade qui longe le parc de Saint-James.