Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/754

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
748
REVUE DES DEUX MONDES.

est une idée d’un autre temps. Quii me dit aussi que cette femme soit vénale ? — Mon regard parcourait vaguement le journal que je tenais encore, et j’y lus ces deux lignes : « Fête du Bouquet provincial. — Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy. » Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une nouvelle série d’impressions : c’était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse. — Le cor et le tambour résonnaient au loin dans les hameaux et dans les bois ; les jeunes filles tressaient des guirlandes et assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. — Un lourd chariot, traîné par des bœufs, recevait ces présens sur son passage, et nous, enfans de ces contrées, nous formions le cortège avec nos arcs et nos flèches, nous décorant du titre de chevaliers, — sans savoir alors que nous ne faisions que répéter d’âge en âge une fête druidique survivant aux monarchies et aux religions nouvelles.

II. — ADRIENNE.

Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état, où l’esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillans d’une longue période de la vie.

Je me représentais un château du temps de Henri IV avec ses toits pointus couerts d’ardoises et sa face rougeàtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies, une grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés. Des jeunes fdies dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d’un français si naturellement m que l’on se sentait bien exister dans ce vieux pas du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France.

J’étais le seul garçon dans cette ronde, où j’avais amené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée !… Je n’aimais qu’elle, je ne voyais qu’elle, — jusque-là ! À peine avais-je remarqué, dans la ronde où nous dansions, une blonde, grande et belle, qu’on appelait Adrienne. Tout d’un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. — La belle