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étoiles d’eau. Les plaines étaient couvertes de javelles et de meules de foin, dont l’odeur me portait ; la tête sans m’enivrer, comme faisait autrefois la fraîche senteur des bois et des halliers d’épines fleuries.

Nous n’eûmes pas l’idée de les traverser de nouveau. — Sylvie, lui dis-je, vous ne m’aimez plus ! — Elle soupira. — Mon ami, me dit-elle, il faut se faire une raison ; les choses ne vont pas comme nous voulons dans la vie. Vous m’avez parlé autrefois de la Nouvelle Héloïse, je l’ai lue, et j’ai frémi en tombant d’abord sur cette phrase : « Toute jeune fille qui lira ce livre est perdue. » Cependiuit j’ai passé outre, me fiant sur ma raison. Vous souvenez-vous du jour où nous avons revêtu les habits de noces de la tante ?… Les gravures du livre présentaient aussi les amoureux sous de vieux costumes du temps passé, de sorte que pour moi vous étiez Saint-Preux, et je me retrouvais dans Julie. Ah ! que n’êtes-vous revenu alors ! Mais vous étiez, disait-on, en Italie. Vous en avez vu là de bien plus jolies que moi ! — Aucune, Sylvie, qui ait votre regard et les traits purs de votre visage. Vous êtes une nymphe antique qui vous ignorez. D’ailleurs les bois de cette contrée sont aussi beaux que ceux de la campagne romaine. Il y a là-bas des masses de granit non moins sublimes, et une cascade qui tombe du haut des rochers comme celle de Terni. Je n’ai rien vu là-bas que je puisse regretter ici. — Et à Paris ? dit-elle. — À Paris… »

Je secouai la tête sans répondre.

Tout à coup je pensai à l’image vaine qui m’avait égaré si longtemps.

— Sylvie, dis-je, arrêtons-nous ici, le voulez-vous ?

Je me jetai à ses pieds ; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices ; j’évoquai le spectre funeste qui traversait ma vie.

— Sauvez-moi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours.

Elle tourna vers moi ses regards attendris…

En ce moment, notre entretien fut interrompu par de violens éclats de rire. C’était le frère de Sylvie qui nous rejoignait avec cette bonne gaieté rustique, suite obligée d’une nuit de fête, que des rafraîchissemens nombreux avaient développée outre mesure. Il appelait le galant du bal, perdu au loin dans les buissons d’épine, et qui ne tarda pas à nous rejoindre. Ce garçon n’était guère plus solide sur ses pieds que son compagnon, il paraissait plus embarrassé encore de la présence d’un Parisien que de celle de Sylvie. Sa figure candide, sa déférence mêlée d’embarras, m’empêchaient de lui en vouloir d’avoir été le danseur pour lequel on était resté si tard à la fête. Je le jugeais peu dangereux.