Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/815

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

«… Elle courut dans un office ouvert non loin de là, et revint apportant un bol de crème qu’elle versa tout entier sur la graisse fumante ; puis elle courut encore chercher dans le même office une petite boite ronde en étain, dont la partie supérieure était à jours comme une passoire ; elle l’agita doucement au-dessus de la crème qu’elle recouvrit ainsi d’une pluie de fine farine. Le tout replacé sur le feu se remit à frémir, et à la grande surprise d’Ellen, se transforma presque aussitôt en une épaisse et forte écume que miss Fortune fit tomber adroitement sur ses escalopes de porc. Alors seulement, voyant qu’il n’y avait plus une minute à perdre, Ellen osa formuler à voix bien basse son humble requête ; miss Fortune n’y répondant pas tout d’abord, il lui fallut la réitérer.

« — Voudriez-vous bien, madame, m’indiquer l’endroit où je puis faire ma toilette ?

« — Certainement, dit miss Fortune, qui se redressa tout à coup ; il faudra descendre à l’auget. »


Comme on pourrait bien ignorer le sens de ce mot sacramentel, il est bon de dire que les meuniers appellent ainsi l’extrémité inférieure de la trémie ; or la trémie elle-même est une grande auge large du haut, étroite du bas, par laquelle descend, dirigée sur un point quelconque, l’eau venue d’un fonds supérieur. Chez miss Fortune, l’auget déversait les eaux d’un ruisseau voisin dans une sorte de cuisine souterraine destinée à toute sorte d’opérations fort étrangères les unes aux autres. Cette eau y tombait de quinze à seize pouces de haut dans une rigole en pierre destinée à la recevoir. Tel était ce cabinet de toilette où Ellen, sans autre auxiliaire qu’un essuie-main, devait parfaire ses ablutions matinales. Nous laissons à nos petites-maîtresses parisiennes le soin de commenter ce passage. Il nous suffit de montrer jusqu’où mistress Wetherell pousse le scrupule de la vérité absolue, et combien elle sait au besoin se montrer rigoureuse pour ses compatriotes, dont l’amour-propre, parait-il, ne s’est pas trop révolté contre de si terribles leçons.

Le romancier poursuit ainsi, fibre à libre, la dissection du ménage de miss Fortune et de ce caractère dont l’analogue existe à peine chez nous. Cette femme, sans cesse à l’œuvre, fonctionnant avec la régularité d’un chronomètre, complètement étrangère à toutes les choses du cœur, armée en guerre contre toutes les délicatesses physiques et morales, méconnaissant même les vrais devoirs qu’inspire l’hospitalité corroborée par les liens du sang, jusqu’au point d’ouvrir et de lire la première les lettres adressées à sa fille par la pauvre mistress Montgomery, qui se meurt loin d’elle, — cette femme a quelque chose d’abrupt, de péremptoire, de grossier, qui met en déroute nos idées civilisées. Remarquez bien qu’elle n’est ni foncièrement méchante, ni, à quelque degré que ce puisse être, suspecte d’une indélicatesse