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« Tu ne réponds pas (disent-elles à Oreste) ? Tu dédaignes ces discours, toi qui es à moi, nourri pour moi, voué à moi ? Eh bien ! tu seras ma pâture vivante, sans qu’il faille t’immoler devant un autel, et tu entendras ce chant qui va te lier. — Allons donc, formons la danse, puisqu’il faut prononcer au grand jour l’hymne des enfers, et dire quelle est notre fonction et notre pouvoir sur la destinée des hommes, et combien il nous plaît de faire droite justice.

« Celui qui tend des mains pures, notre colère ne le poursuit pas, et il traverse la vie sans atteinte ; mais si un coupable, comme cet homme, cache des mains ensanglantées, nous sommes là, témoins qui nous levons pour les morts, et nous lui apparaissons sans pitié, vengeresses du sang. Mère qui m’enfantas pour rétribuer morts et vivans, ô Nuit, ma mère ! écoute : Apollon me déshonore ; il m’arrache cette proie, victime expiatoire, dévouée pour avoir tué sa mère ! Mais sur ce maudit, je dirai ce cantique : délire, vertige, mort de l’âme ! hymne des furies, qui lie l’intelligence, fait taire la lyre, dessèche les hommes !

« Car c’est le sort que m’a filé la destinée irrésistible, et dont elle m’enchaîne, d’accompagner les insensés qui ont commis un meurtre jusqu’à ce qu’ils descendent sous terre ; et morts, ils ne sont pas encore entièrement délivrés. Mais sur ce maudit, je dirai ce cantique : délire, vertige, mort de l’âme ! hymne des furies, qui lie l’intelligence, fait taire la lyre, dessèche les humilies !

« Dès notre naissance, ces fonctions furent les nôtres : mais nos mains ne touchent point celles des immortels ; nul d’entre eux ne vient en convive communier avec nous ; les planches draperies ne furent point notre part ni notre héritage ; notre part, c’est de démolir les familles quand le glaive a tué en trahison un ami ou un parent. Alors, lancées sur le coupable, si vaillant qu’il soit, nous éteignons sa jeunesse dans son sang.

« Nous courons en hâte, pour prévenir tout autre dans ce labeur et pour dispenser les dieux d’intervenir dans nos rites et de contrôler nos arrêts. Jupiter a repoussé avec dédain notre troupe sanglante et odieuse ; c’est pourquoi nous nous abattons sur les coupables, pressant de tout le poids de nos pas les fuyards qui chancellent d’une longue course ; pesante vengeance, et terrible à porter !

« Les gloires humaines, si hautes sous le ciel, se fondent sous terre et s’évanouissent misérablement dès que nous leur apparaissons sous nos vêtemens noirs, et que nous dansons sur nos pieds redoutés. Il tombe, et ne le sait pas, tant il est insensé dans sa perdition ! Tant le châtiment qui plane sur l’homme épaissit les ténèbres autour de lui, et répand dans ses palais un obscur brouillard d’où sa voix sort gémissante !

« Or ceci reste et ne changera point : nous sommes les Vénérables, toujours actives et absolues dans nos fonctions, qui n’oublions pas les méchans, qui ne faiblissons jamais, fidèles à une charge sans honneurs, sans hommages, écartée du séjour des dieux, sous une lueur sans soleil, dans des lieux sans chemins et inabordables aux vivans et aux morts.

« Qui donc parmi les hommes n’éprouvera point le respect et la crainte en présence de cette institution divine, équitable et parfaite, qui nous est confiée ? Notre vieille dignité nous reste, et le mépris ne peut nous atteindre quoique notre place soit sous la terre et notre triste soleil dans les ténèbres. »