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Nos facultés se lient entre elles et sont solidaires ; elles se développent en outre ou s’atrophient suivant que la société, par ses excitations, les réveille, ou par son apathie les endort. La liberté bouillonne dans l’âme d’Eschyle comme elle bouillonnait dans son pays à l’époque de cette invasion persique, dont le refoulement sauva tout l’avenir de l’Europe. Poser, dans de telles circonstances et dans de tels esprits, la fatalité despotique comme principe d’action, d’intelligence et d’art, c’est impossible. Sous ce principe, l’art d’Eschyle et de Sophocle serait resté enseveli dans les sanctuaires, avec ses mythes inexpliqués, terreurs et arcanes de gouvernement ; l’art de Phidias serait resté, comme en Égypte, une écriture de pierre, mystérieuse et immuable, afin de rester un secret et une puissance pour quelques-uns. L’histoire étouffée se serait perdue, et il nous faudrait aujourd’hui déchiffrer et conjecturer la Grèce comme on déterre l’Égypte et Ninive : car si les Grecs avaient proclamé la passivité dans leurs œuvres, c’eût été parce qu’ils l’avaient dans leur âme, et dès lors ils n’auraient rien créé. Ils auraient adoré en silence comme des Indiens, ou rêvé de cosmogonies comme des brahmes. Loin de là : — la Grèce a créé et nous a laissé un héritage toujours fertile, parce que la liberté a été son dogme et sa vie. Et ce n’est point là un heureux accident, c’est une loi plus générale, et qui s’explique. Il y a un fait des plus importans, et qui vaut bien des raisons : c’est que tous les grands foyers de génie humain qui ont brillé dans l’histoire se sont allumés ou à la liberté publique, ou aux troubles publics. Ceux mêmes qui réprouvent ou les troubles ou la liberté y puisent leur force et leur élévation. Bossuet et Corneille ont leur racine dans les luttes religieuses et politiques qui les avaient précédés ; Chateaubriand et De Maistre sont nés, par réaction, de la révolution française. C’est que si vous renfermez les hommes chacun chez soi, leur esprit se contracte à la longue à la mesure de leurs affaires ou de leurs plaisirs. Si au contraire la société élabore ou discute ses propres intérêts, la grandeur des choses élève les pensées, et comme tout se tient dans l’intelligence, toutes les questions sérieuses se remuent à la fois. Grossir quelques inconvéniens de la liberté pour les lui jeter à la tête, c’est plus facile que généreux. Les générations humaines ne sont-elles pas une seule famille qui ne meurt point, et qui a charge de fertiliser le champ divin à la sueur de son front ? L’une d’elles a-t-elle le droit d’être égoïste pour une fausse tranquillité, et de se dérober aux conditions laborieuses que Dieu a mises aux progrès ? Si nous devons tant aux fatigues du passé, ne devons-nous pas nos fatigues à l’avenir ? Et pour ramener ces réflexions à Eschyle, le feu civilisateur n’est-il point dû à Prométhée souffrant ?


LOUIS BINAUT.