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— Je vous demande, dit alors Olivier d’un ton qui devint sérieux, de ne pas le confondre avec tous ceux que leur mauvais sort pousse vers vous. Écoutez, Thécla : l’œil distrait, la main indifférente, vous jetez tous les soirs vos filets dans l’océan qui se brise à vos pieds, sans vous inquiéter des poissons que vous prendrez. Quand vous retirez, comme cela vous arrive d’habitude, toute une collection de goujons, quand vous avez une provision de Valentins, faites-les frire, accommodez-les comme vous voudrez, je vous les abandonne ; mais vous connaissez la ballade allemande, les flots renferment de merveilleux secrets : vous pouvez ressembler à ce pêcheur qui prit une sirène. Eh bien ! je vous en supplie, quand vous aurez arraché à ses fraîches retraites quelque créature mystérieuse, ne la mettez point avec vos poissons, rendez-lui sur-le-champ sa liberté, ou faites-lui une captivité qu’elle bénisse. Ne traitez point un être divin comme la gent muette et porte-écaille, ne confondez pas avec M. d’Escaïeul…

— Tenez, interrompit-elle, je crois que vous me le rendrez odieux. Malgré votre comparaison germanique, ce n’est pas plus un être divin que M. d’Escaïeul n’est un goujon, C’est un homme tout simplement qui m’aime beaucoup, j’en conviens, car je veux vous prouver que je suis juste, mais qui est emporté, violent, rempli d’insupportables exigences. Le voilà qui nous regarde là-bas d’un air furieux, et je suis persuadée qu’il songe avons égorger vous-même, qui prenez si chaudement sa cause, parce que vous me parlez depuis trop longtemps. Et puis que voulez-vous ? ajouta-t-elle en élevant au ciel un regard tout chargé d’orageuse tristesse, je sais bien que je n’ai pas été mise ici-bas pour donner à qui que ce soit le bonheur. Il faut que ma destinée s’accomplisse.

— Tra la la, murmura Olivier sur un air connu de don Juan. Ah ! Thécla, s’écria-t-il, Dieu vous punira. Il inventera pour votre orgueil quelque châtiment effroyable. Il vengera mon pauvre Mendoce.


II

Je viens donc d’écrire ce nom qui me rappelle tant de souvenirs que je désirais ne pas réveiller. Quelques personnes l’appelaient alors Mendoce, parce qu’il se nommait ainsi dans l’armée carliste, où il s’était battu de son mieux. C’était le nom que lui donnaient toujours Thécla et Olivier, je ne veux pas lui en donner d’autre aujourd’hui. C’est du reste le personnage de cette histoire dont assurément je veux le moins parler, et dont, sans aucun doute, je vais parler le plus. Il avait à peine alors vingt-cinq ans ; son âme était pleine d’une expérience chèrement achetée et d’ignorances incroyables. Jusqu’au jour où il était parti pour l’Espagne, il n’avait point