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cette attitude de majestueuse paresse qui n’appartient qu’aux disciples du prophète. Il avait l’air de vous dire : « C’est ici que j’ai dressé ma tente et que je vais dorénavant contempler la fuite de mes jours. » Ce que Mendoce n’avait jamais pu obtenir avec la suprême énergie de son amour, il l’avait obtenu, lui, tout de suite et comme sans effort. Il avait fait bannir par Thécla son introducteur, ce pauvre d’Escaïeul, comme Grimm fit bannir Jean-Jacques par Mme d’Epinay. La manière dont il s’y prit fut même, je ne puis le nier, une ruse assez plaisante dont personne assurément n’aurait cru un Arabe capable.

Thécla peignait et faisait des vers. Elle aurait été une sœur trop effrayante de don Juan, si un petit bout de bas bleu n’eût point passé sous sa robe. Sa peinture et ses vers la mettaient au rang des mortels les plus simples. C’est un phénomène qui n’est point rare qu’une intelligence d’un aspect saisissant, étrange et grandiose, produisant, quand elle s’imagine de créer, des œuvres d’une prodigieuse insignifiance. Thécla présentait ce phénomène. Ses vers ressemblaient à ce que les lakistes ont jamais composé de plus fade ; quant à ses peintures, on ne peut pas trop dire ce qu’elles rappelaient. C’étaient, surtout lorsqu’elle s’abandonnait à elle-même, les essais d’un écolier naïf, prêtant à tous les êtres créés, hommes, animaux et plantes, les formes de sa pensée enfantine. Son amour-propre jetait pour ses yeux, sur tout ce qui venait d’elle, ce magique éclat qu’un enchantement jetait pour les regards de tout un public sur le bossu du conte d’Hoffmann, sur le petit Zacharie dit Cinabre. On la trouvait dans d’heureuses extases relisant ce qu’elle venait d’écrire et contemplant ce qu’elle venait de tracer. Malheur à ceux qui n’entraient pas dans ses admirations ! C’est ce que comprit Ben-Afroun.

Un soir il lui dit : — Ceux qui ne savent pas distinguer le beau sont aussi malheureux que ceux qui ne savent pas distinguer le bien ; c’est un proverbe de mon pays. M. d’Escaïeul est malheureux.

Et connue Thécla lui demandait pourquoi :

— C’est parce qu’il nie les miracles de vos doigts et de votre bouche. Moi qui connais à peine votre langue, lorsque vous lisez des vers, je sens une harmonie semblable à celle des flûtes et des tambours qui célèbrent une fête nuptiale ; quand je vois une de ces images du monde vivant que vous faites en quelques heures, je prie Dieu de ne point vous punir ; je crains qu’il ne s’irrite de la lutte que vous engagez contre lui. Tandis que je pense ainsi, M. d’Escaïeul pense des choses qui ne sont pas d’un homme droit dans ses jugemens. Il m’a dit que votre poésie imprimait aux lèvres ces mouvemens qui annoncent l’ennui, et que votre peinture excitait l’âme à la moquerie en offrant aux yeux la création contrefaite.