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la crainte qui l’accompagnait. Je vis que cette dernière comparaison surtout la flattait. On m’a dit qu’en Europe le désir de ressembler à l’esprit du mal était une manie assez répandue, surtout parmi les gens qui cherchent à récréer le public par des compositions rimées, ou écrites dans le mode habituel du discours.

« Or la duchesse de Glenworth est ce qu’on appelle un bas-bleu, mot que je ne pourrais pas expliquer, mais qui signifie une femme à qui Dieu a donné le désir et refusé le pouvoir d’imiter soit les poètes, soit les savans. En apprenant que la duchesse était un bas-bleu, je me suis réjoui, car je me suis rappelé le proverbe : quand tu rencontres un personnage puissant sur un âne, dis lui : « Oh ! monseigneur, sur quel beau cheval vous voilà ! » Toutes les fois qu’elle me récitait ce qu’elle avait médité dans son esprit, je m’écriais : « J’ai peur de blasphémer, et cependant, il faut que je vous l’avoue, je ne sais pas si j’admire les paroles du prophète lui-même autant que vos paroles. » Ainsi je faisais, chaque jour, de nouveaux progrès dans son cœur.

« Dans son aveuglement sur elle, il lui arrivait sans cesse d’admirer, quand c’était sorti de ses mains, non-seulement ce que la raison, mais ce que les yeux mêmes condamnaient. Quelquefois elle cherchait à rendre sur le papier, avec des crayons et des couleurs, les objets qui l’entouraient. Ses efforts étaient toujours stériles. Un jour, c’est moi-même qu’elle voulut peindre, et je ne saurais dire à quoi mon image ressemblait. Le dernier de mes esclaves aurait dit : « Ceci n’a jamais été notre maître ; ce n’est même point son haïk, ni son bernouss, ni sa pipe. » Eh bien ! elle était persuadée qu’elle avait créé, comme Dieu, une personne vivante, et elle me croyait quand je lui disais : « Voilà bien le fils de ma mère ! où donc avez-vous pris cet art merveilleux de mettre un second Ben-Afroun dans ce monde ? »

« Enfin, le ciel m’a secondé ; j’ai atteint ce que je poursuivais. Dans quelques jours, le vizir, qui veut être agréable aux femmes, m’aura fait accorder ce que je désire. Les Beni-Itoun seront forcés de baiser ma main et de tenir mon étrier. Alors je retournerai vers vous, et j’irai raconter sous la tente comment un enfant de l’Afrique a su s’emparer d’une fille de l’Europe. Mon récit réjouira mes compagnons pendant qu’ils boiront le café ; peut-être quelques-uns d’entre eux douteront de mes paroles et me diront : « Dieu ne peut pas avoir fait une créature aussi crédule que celle dont tu nous parles ; » mais je leur répondrai : « Vous ne pensez pas comme il faut, vous oubliez ce proverbe qui sera toujours vrai dans tous les pays et dans tous les temps : Quoique l’autruche mange le bois, le cuivre, le fer, ce n’est pas elle qui dévore tout ; c’est la vanité. »