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« Quelques personnes ont dit que Mlle  Méliancourt avait peu de voix, et moi, toutes les fois que je l’ai entendue, je lui ai fort recommandé de ne pas gâter son superbe organe en le forçant, comme on ne fait que trop au Théâtre-Italien de Paris. Il n’y a pas dans toute l’Italie une cantatrice qui donne la moitié de la voix de Mlle  Méliancourt ; mais comme elles sont musiciennes, elles se rendent maîtresses de l’orchestre et ne souffrent pas que l’accompagnement les couvre[1]. C’est ce qu’elle doit obtenir de l’orchestre de Paris ; alors on verra que c’est une des voix les plus étendues qu’il y ait au théâtre. Tout ce que la nature et l’éducation peuvent donner, Mlle  Méliancourt l’a reçu avec profusion ; il ne lui manque rien que les choses que l’expérience du théâtre peut seule lui apprendre, le maintien et le débit. Je suis bien étonné qu’avec tout ce qu’il faut pour devenir si utile aux intérêts de la Comédie, MM. les comédiens italiens hésitent à son égard. Comment ne sentent-ils pas que, leur existence morale tenant beaucoup à la conduite de chacun, toutes les fois qu’ils pourront recevoir un sujet bien né et d’une conduite irréprochable, ils acquerront de nouveaux droits à l’estime des honnêtes gens ? Les comédiens bien famés et qui ont du talent à Paris sont nos amis, vivent avec nous, et n’éprouvent aucun désagrément d’un préjugé que leur conduite efface.

« Mlle  Méliancourt est bien née. Son père avait une très bonne place. Devenu incapable de travailler, il trouve dans sa fille un doux soutien de sa vieillesse. Je n’emploierais pas cet argument, si je la recommandais à Des Entelles[2]. Jeune et un peu coquin, je le crois plus disposé à corrompre des jeunes filles qu’à les protéger parce qu’elles sont sages ; mais à vous, qui, revenu de tout cela, voyez net dans mon raisonnement et en sentez la force, je prends la liberté de vous recommander Mlle  Méliancourt. Je la livre à vos bons offices comme une charmante cantatrice, bien musicienne et pleine d’émulation pour devenir actrice, de plus sage, bien née et propre à faire honneur à tout homme éclairé qui s’en rendra le protecteur.

« Que ferait-elle, monsieur, si on ne la recevait pas ? Elle a tout sacrifié à sa tendresse filiale en débutant. Il n’est plus pour elle un autre état dans le monde, et l’existence de ses parens tient absolument au succès de son sacrifice. En voilà bien assez, trop pour vous. Permettez-moi d’ajouter que je partagerai sa gratitude, et que je joindrai ce nouveau sentiment au sincère attachement avec lequel vous savez que je suis, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


La situation de Beaumarchais en tant qu’homme du monde, dans cette période qui précède le Mariage de Figaro, fournirait matière à d’assez nombreuses citations où l’on verrait le fils de l’horloger Caron dégager son style de ce qu’il a parfois d’un peu cru, pour faire assaut de grâce et de finesse avec une assez grande quantité de belles dames. Nous nous bornerons encore ici à présenter un seul échan-

  1. Cela était vrai au temps de Beaumarchais, où l’on disait en Italie que l’accompagnement devait faire avec le chant une conversation respectueuse (fanno col canto conversazione rispetosa) ; mais cette répugnance pour l’orchestration bruyante est bien modifiée aujourd’hui.
  2. Sous-intendant des menus plaisirs.