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me séduisit. On m’en blâma. On disait que c’était un vaurien. Je ne le nie pas, c’est possible ; mais il a un esprit prodigieux, un courage à toute épreuve, une volonté ferme que rien n’arrête, et ce sont là de grandes qualités. »

Fort des suffrages du grand-duc de Russie, Beaumarchais se décide à une première démarche auprès du garde des sceaux pour obtenir la représentation de sa pièce. Le garde des sceaux le reçoit comme Beaumarchais lui-même a reçu le duc de Fronsac, c’est-à-dire qu’il lui ferme sa porte. Beaumarchais se rejette alors sur le lieutenant de police, auquel il adresse la lettre suivante, où on le voit exploiter habilement la sympathie du comte et de la comtesse du Nord pour sa pièce, et nous offrir en même temps quelques détails curieux et jusqu’ici inconnus.


« Monsieur,

« Je me suis présenté hier chez M. le garde des sceaux, que vous m’aviez promis de prévenir ; il a refusé de me recevoir. Je vous demande pardon de revenir encore une fois sur un objet frivole ; mais M. le prince Yousoupoff, premier chambellan du grand-duc, sort de chez moi. Il m’a renouvelé la demande de mon manuscrit, pour que M. le comte du Nord le porte à l’impératrice[1]. Il m’est impossible de l’envoyer sans que la pièce ait été jouée, car une comédie n’est vraiment achevée qu’après la première représentation. Depuis que la pièce est censurée, j’y ai fait de grands changemens. Elle a eu le bonheur de plaire au couple auguste de nos illustres voyageurs. Depuis, je l’ai fait passer par une coupelle plus austère encore, car j’en ai fait une lecture chez Mme  la maréchale de Richelieu, devant des évêques et archevêques qui, après s’en être infiniment amusés, m’ont fait l’honneur d’assurer qu’ils publieraient qu’il n’y avait pas un mot dont les bonnes mœurs pussent être blessées[2].

« M. le garde des sceaux me fermant sa porte, monsieur, je ne puis m’adresser qu’à vous, qui êtes à la tête de la police des spectacles.

« M. le grand-duc et Mme  la grande-duchesse montrent un désir si public de voir représenter l’ouvrage, ils l’ont dit à tant de monde, qu’il n’y a plus moyen de faire semblant de l’ignorer ; ce refus peut finir par avoir quelque chose de très désobligeant, et quant à moi, cela ressemble si fort à une persécution personnelle, que je vous supplie de vouloir bien me dire enfin le mot de l’énigme, si vous le savez. J’ose croire qu’aucun citoyen ne mérite moins que moi d’éprouver ce traitement.

  1. L’impératrice Catherine II, qui, après avoir proposé d’éditer Voltaire, offrait encore, à ce qu’il paraît, de faire jouer chez elle une comédie interdite en France. À la vérité, les hardiesses de Figaro comme celles de Voltaire offraient peu de danger en Russie.
  2. Ceci est très fort ; on serait curieux de savoir quels sont ces évêques et ces archevêques ; malheureusement Beaumarchais ne le dit pas, mais il est évident qu’une assertion pareille, adressée au lieutenant de police avec indication de la maison où cette lecture a eu lieu, ne peut pas être un mensonge. Il reste donc acquis à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle que le manuscrit du Mariage de Figaro, beaucoup plus léger encore que la pièce imprimée, trouvait grâce même devant des évêques et des archevêques.