Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme sur le Humboldt, nos bœufs et nos moutons sont un peu durs; quant au lait, une seule vache est censée en fournir pour cent personnes qui prennent du thé deux fois par jour. Je dois dire qu’on ne l’épargne point. Je ne sais quel procédé on emploie pour le fabriquer : je n’ai vu que l’extérieur du mécanisme. Comme nous considérions attentivement une manivelle qu’on faisait tourner, le capitaine s’est approché : « Que regardez-vous, messieurs? » a-t-il dit d’un air aimable. Le docteur Goupilleau a répondu avec un grand sang-froid : « Capitaine, nous regardons faire le lait. » Le capitaine s’est éloigné en fredonnant. Il fredonne toujours et a l’air très satisfait. J’imagine qu’il fait avec nous d’assez bonnes affaires. Aussi, quand le docteur entend la petite chanson, il nous dit : «Le capitaine chante; nous aurons un mauvais déjeuner. »

Il y a deux cuisiniers, l’un Anglais, qui est chargé de la partie française de la cuisine, et un Français, qui fait la cuisine anglaise. Comme nous adressons quelques observations à celui-ci, il nous répond avec un aplomb tout français : « La cuisine est très mauvaise ici. Quand elle est bonne, c’est que nous nous trompons... » S’il en est ainsi, les erreurs sont rares.

Entouré de passagers dont plusieurs reviennent du Mexique après y avoir passé un plus ou moins grand nombre d’années, je continue pour ainsi dire à voyager dans ce pays. Chaque jour c’est une nouvelle anecdote qui achève de peindre la désorganisation universelle, l’absence de justice et de sécurité pour ceux qui l’habitent. Un négociant en joaillerie raconte qu’un jour on lui a vendu un bijou qui s’est trouvé être engagé. Il a déposé le prix; mais le juge a prétendu que le bijou valait davantage. Le joaillier a donné encore quinze piastres. Le juge a déclaré qu’elles ne pouvaient être rendues que quand le vendeur serait arrêté et châtié, et il les a gardées[1]. Ou bien c’est l’histoire du général Yañès, qui était en même temps l’aide de camp du président et l’agent des bandes de voleurs, les avertissant des envois d’argent faits par le gouvernement. Ceci n’est pas une supposition, car Yañès s’est empoisonné après sa condamnation, et le docteur Goupilleau a été appelé près de lui dans cette circonstance. Tout cela est déjà du passé; mais ce qui est très actuel, c’est le dénûment du trésor. Un négociant respectable, établi à Vera-Cruz, m’atteste que la garnison ne reçoit plus de paie depuis un mois, et depuis huit jours plus de rations. On songe à donner les douanes à une compagnie. Triste aveu d’impuissance de la part du

  1. En même temps mes interlocuteurs me disent qu’il y a de très honnêtes gens parmi les négocians mexicains. Avec ceux-ci, on peut agir de confiance. Après l’échéance d’une lettre de change, on ne se presse pas d’en exiger la valeur; on donne du temps, et presque toujours on est payé.