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J’espère que l’auteur du Pressoir comprendra la supériorité de Sedaine sur Diderot dans le domaine dramatique, et ne confondra plus l’emphase avec la vraie grandeur : un talent aussi élevé que le sien ne doit pas trébucher deux fois. Quant aux sujets qu’il pourra choisir, la critique n’a pas de conseils à lui donner; le champ de l’imagination est infini. Toutefois il serait temps pour lui de renoncer à la peinture de la vie champêtre, et d’aborder franchement la vie à laquelle nous sommes mêlés. Les paysans madrés, les coquettes de village, n’excitent plus aujourd’hui qu’un intérêt assez tiède. Il serait digne d’un esprit aussi hardi d’attaquer les vices et les ridicules au cœur même de la ville. Quel que soit d’ailleurs le parti auquel il s’arrête, ce que le bon sens commande, ce que le goût exige, c’est la prévoyance. Concevoir et composer avant de se mettre à l’œuvre, c’est à ces termes élémentaires que se réduit toute poétique. L’auteur du Pressoir sait où il veut aller, mais ne prend pas la peine de prévoir le chemin par lequel il passera. Aussi plus d’une fois sa marche capricieuse a lassé la patience de l’auditoire. Avec moins de talent, il pourrait mieux faire, et qu’on ne prenne pas cette parole pour un paradoxe, car je n’exprime qu’une vérité vulgaire. Il y a dans le Pressoir autant de talent gaspillé que de talent utilement employé. C’est ce que les géomètres appellent une force perdue.

Revenons maintenant sur les trois formes de la poésie dramatique, et voyons à quelles conditions chacune de ces trois formes pourrait contenter tout à la fois le goût de la foule et le goût plus délicat des hommes voués à l’étude. Et d’abord, étant donné la cause du discrédit dans lequel est tombé le drame, il n’est pas difficile de deviner comment il pourrait retrouver la popularité dont il a joui pendant quelques années. En effet, depuis vingt ans, le drame ne s’est guère proposé que le côté anecdotique de l’histoire; quant à l’histoire proprement dite, il ne l’a presque jamais abordée. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il rappelle si peu Shakspeare et Schiller. Je ne dis pas que l’étude approfondie de l’histoire suffise pour régénérer le drame, car il y aura toujours entre la science et l’invention un intervalle immense, que le génie seul peut combler; mais si la science ne suscite pas le génie, elle offre du moins à l’imagination une nourriture salutaire, et renouvelle ses forces. Je ne crois pas que le drame doive se proposer la reproduction littérale et complète de la réalité; cette prétention, annoncée hautement sous la restauration et soutenue par quelques œuvres ingénieuses, est une des hérésies les plus déplorables qui puissent se produire dans le domaine de l’art. Les disciples de l’école historique auront beau faire et beau dire : inventer et copier ne seront jamais synonymes. La connaissance complète d’une époque déterminée n’équivaudra jamais au pouvoir de la ressusciter : c’est une vérité évidente par elle-même; mais pour