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pleurer les trésors que Dieu nous a enlevés pour nous les mieux garder et nous les rendre dans un meilleur monde, purs des souillures de celui-ci. » Et là-dessus il faisait le signe de croix, ma mère l’imitait, et tous deux retournaient à leurs travaux. C’étaient des gens craignant Dieu que mes parens. Ma mère était fille de prêtre et avait apporté une belle dot à mon père, qui lui-même avait fait de bonnes études au séminaire de Twer, et aurait été ordonné prêtre sans un accident qui, peu de jours avant sa sortie, frappa de paralysie une de ses jambes. Tu sais, maîtresse, que ceux que Dieu a marqués de quelque infirmité extérieure ne peuvent, suivant nos lois religieuses, desservir ses autels… Mais pardonne ; c’est l’histoire de mes parens que je te raconte, et c’est ma vie que tu voulais connaître.

— Continue, dis-je à Xenia ; ne crains pas de lasser mon attention. L’histoire de ta famille comme la tienne ne me fera-t-elle pas vivre pour quelques instans sous le ciel de mon pays ?

— On proposa à mon père de rester au séminaire de Twer comme maître de théologie. Il demanda du temps pour se décider ; il ne voulait prendre aucune résolution avant d’être allé en personne rendre leur parole aux parens de ma mère, qu’il avait recherchée en mariage avant son malheur[1], quand il se croyait encore sûr d’occuper une cure à sa sortie du séminaire. Pour se rendre à l’habitation de mes grands parens, il devait passer par le village de Welikopolje. Il s’arrêta chez le prêtre de ce village. — Écoute-moi, Damian Alexiewich, lui dit ce respectable vieillard, je connais ta prédestinée ; c’est une fille d’un noble cœur, et, comme tu ne t’es pas borné à la faire rechercher par une swacha[2], mais que tu as passé tes dernières vacances chez ses parens, je crois que ce n’est point par simple obéissance qu’elle a consenti à devenir ta femme. Il est donc possible que malgré ton malheur elle persiste à t’épouser. Dans

  1. Aucun jeune homme, d’après les lois du clergé russe, ne peut être ordonné prêtre avant d’être marié. Aussi, dès la dernière année de leurs études, les jeunes gens cherchent à se pourvoir d’une fiancée qu’ils épousent à leur sortie. du prêtre ne peut se marier qu’une fois. S’il devient veuf, il renonce d’ordinaire à sa cure et entre dans un couvent. Sa carrière alors même n’est pas perdue ; il peut la poursuivre dans les ordres et devenir archimandrite, évêque ou même archevêque.
  2. Le peuple russe nomme prédestinés ceux qui se recherchent, et qui, par convenance ou par hasard, semblent destinés l’un à l’autre. Le peuple suppose que c’est la volonté de Dieu qui règle les mariages. — On nomme swacha la personne qui est chargée par les parens du prédestiné ou par le prétendant lui-même de faire la demande en mariage. Cette personne est choisie ordinairement parmi les veuves les plus considérables du lieu. À défaut d’une veuve qui réunisse les qualités nécessaires, on choisit une femme mariée. Les qualités requises d’une swacha sont beaucoup de discrétion et de souplesse, des lèvres de miel et de la fermeté aussi, pour défendre les intérêts de la partie qu’on représente. Les swachas sont très respectées, et prennent dans les ménages qu’elles contribuent à former le rang de proches parens.