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que ma résolution l’avait douloureusement affecté. Nous allâmes ensemble à l’église. Après avoir écouté les offices de la Vierge des affligés, pour laquelle mon père avait une dévotion particulière, nous revînmes à la maison. Il me mena droit au filleul du jardin. Nous nous assîmes.

— Ma fille, me dit-il avec une gravité sévère que je ne lui connaissais pas, tout entière à la maladie de ton âme et de ton corps, tu n’as prêté aucune attention aux événemens qui se sont passés autour de toi. Je ne t’en fais pas de reproches. Ton mal a été extraordinaire, et c’est une guérison miraculeuse qui t’en a délivrée. Mais quelle a été ta première pensée en revenant à toi ? As-tu songé à observer ceux qui t’entouraient, les changemens accomplis pendant de longs jours de fatigues et de souffrances ? Non, ta première pensée n’a été que pour toi-même, pour la proclamation de ton désir. À Dieu ne plaise que je veuille blâmer ce désir ; mais avant d’y songer, tu aurais pu jeter les yeux sur ta mère accablée, affaiblie par le travail, sur ton père vieux et infirme. Regarde-moi donc maintenant avec attention, et dis-moi si rien ne te frappe ?

Surprise, je levai les yeux sur mon père. Je fus effrayée du changement que j’aperçus. Sa chevelure, autrefois abondante et foncée, était devenue rare et presque blanche ; son front était sillonné de rides ; sa bouche était contractée. La souffrance avait marqué de son cachet tous les traits de cette figure, jadis empreinte de tant de calme et de sérénité. — Mon père, dis-je en tremblant, serais-tu malade ?

— Ma fille, je suis mourant.

Je tombai à ses pieds en sanglotant. Je m’accusai d’avoir abrégé cette vie précieuse ; mais mon père me releva, et en quelques mots il rassura ma conscience. Il me révéla aussi la cause de ses douleurs ; il me montra la misère menaçant notre maison, jadis si heureuse, l’école dirigée par un autre, la gêne et les privations succédant à notre ancienne aisance. De notre troupeau, il ne restait que deux vaches qu’on allait vendre avec la prairie qui leur servait de pâturage. Le pauvre se détournait de notre porte, les gâteaux de fine farine manquaient sur notre table. Et après avoir déroulé ce triste tableau, après m’avoir rappelé les exemples de résignation donnés par le Sauveur, mon père ne m’adressa que cette seule question : — Ma fille, veux-tu toujours partir pour Jérusalem ?

Ai-je besoin, maîtresse, de te dire quelle fut ma réponse ? Je me jetai à son cou, puis je courus à ma chambrette, d’où je revins un petit sac de cuir à la main. Ce sac contenait les épargnes que j’avais faites sur le produit de mes broderies. Je vidai mon trésor sur les genoux du vieillard en m’écriant : — Oui, père, j’aspire toujours à Jérusalem, mais je n’irai adorer les saints lieux qu’après avoir