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étoffes, douchagrielkas garnis de zibeline[1], pelisses en fourrure de renard noir, rien n’y manquera, excepté le fait d’oiseau et l’eau vive[2]. Toujours du pain de froment et des gâteaux de millet; pas de travail, rien que des jours de fête. » Ma mère me regardait avec des yeux supplians, craignant une résistance à ces offres séduisantes. Je compris ce regard, et, après quelques instans de réflexion, voici ce que je répondis à la swacha :

— Écoute, ma vénérable commère : le mariage est une chose grave et sainte, et ne doit pas être traité comme un trafic entre marchands; au moins c’est ainsi que je l’entends. Epargne-toi donc des éloges exagérés; ils vont mal à l’âge et au caractère de celui qui t’envoie, et encore moins à l’orpheline pauvre et délaissée à laquelle tu les adresses. Notre respectable ami Iwan Matwéich est de l’âge de mon père pour le moins; il n’a jamais été beau, et, si je le connais, il n’a pas la prétention de le devenir. Quant à de beaux habits neufs pour la noce, il peut se les épargner; ils ne m’éblouiront pas. Il est riche, je le sais, et c’est un avantage réel que je comprends et que j’apprécie. Je sais aussi qu’il est veuf, et je connais le nombre de ses enfans. Si je l’épouse, j’espère être pour lui une bonne femme, et je gagnerai, je n’en doute pas, l’estime de ses fils. Je ne crains donc pas leur influence dans mon ménage. Tu dis qu’il est généreux; je le crois, et c’est une belle qualité dont je n’abuserai pas. Mon père m’a dit qu’il était honnête et juste, et c’est ce qui m’importe le plus. Je ne veux ni beaux habits, ni ornemens précieux, ni riches fourrures. Je ne puis lui apporter aucune dot, je ne veux rien accepter de lui, je veux travailler, et je sais qu’il compte me faire travailler. Quant aux friandises que tu me promets, je ne m’en suis jamais souciée, lorsqu’elles abondaient dans la maison de mon père; maintenant que je suis habituée au pain noir de la pauvreté, je m’en soucie encore moins. Je veux être traitée par lui comme la compagne de sa vie et l’associée de ses travaux et de ses peines, quels qu’ils soient, et non comme une poupée qu’on pare pour les autres, et qu’on jette dans un coin, quand elle a été assez admirée. Je te prie de lui répéter

  1. Le costume des femmes russes, dans les gouvernemens voisins de Moscou, est à la fois pittoresque et splendide. Outre les sarafanes ou vestes en brocard toutes parsemées d’or ou d’argent, ce costume comprend aussi la douchagrielka (chaufferette de l’âme), manteau en beau damas doublé de fourrures précieuses, le kakoschnik, espèce de bonnet en forme de diadème et brodé d’or ou de perles, le fata, veste rouge et jaune, en forme de mantille espagnole. Ces splendides vêtemens rappellent ceux de la cour de Byzance, et l’usage en a été introduit probablement par les alliances si fréquentes qui rapprochèrent la noblesse russe de celle du Bas-Empire.
  2. Le lait d’oiseau et l’eau vive, l’eau d’immortalité, sont deux merveilles introuvables que les héros des contes russes sont tenus de chercher par toute la terre pour satisfaire le vœu et le caprice de la belle czarevna, qui met sa main à ce prix.