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est un homme sensé à qui on peut, sans crainte de le blesser, dire la vérité pure. Fais ma réponse, et tout ira bien. Maintenant, mère, ne songeons qu’à traiter avec honneur notre respectable amie. Je vais remplir la samovare d’eau et y mettre de beaux charbons bien rouges; toi, ôte les tasses de l’armoire et prépare vite de bonnes galettes bien chaudes, comme tu sais les faire. Nous allons la régaler de ce thé fleuri[1] que son ami Iwan Matwéich lui-même envoya à mon père quand il le sut malade. Tu seras contente, commère, j’en suis sûre, surtout si tu daignes verser dans ta tasse une petite cuillerée de cette eau-de-vie de France que ma tante nous a fait parvenir de Twer pour réconforter mon pauvre père.

Quand je me couchai le soir, mes prières furent longues et ferventes. Après les avoir achevées, je m’approchai de cette fenêtre, qui me rappelait tant de bonheur et tant de tristesse. Le vent avait chassé la neige contre les vitres du dehors, et on ne voyait ni le ciel ni la terre. Tout était obscur, quoique d’un blanc mat. — C’est comme ma vie, me dis-je. L’ouragan du malheur l’a obscurcie : viendra-t-il jamais, le jour où le ciel de Jérusalem l’éclairera de ses rayons?


V.

Le lundi de la première semaine du carême, nous vîmes arriver Iwan Matwéich. Ma mère me laissa seule avec lui, après m’avoir jeté un regard suppliant et inquiet. L’entretien fut tel qu’il devait être entre un homme prudent et une jeune fille réfléchie. — Tu dois me promettre, lui dis-je, que l’existence de ma mère chez toi sera paisible et tranquille, que jamais une parole de reproche ne fera couler une larme de ses yeux. Moi, en revanche, je te promets la soumission la plus complète, le respect et la vénération que toute femme doit à son mari.

La réponse du marchand me rassura entièrement sur le sort de ma pauvre mère.

— Merci, lui dis-je, merci, Iwan Matwéich, et maintenant que je t’ai posé une condition, permets-moi de te faire une prière. Je désire ne pas recevoir de cadeaux.

— Je ne fais à mon consentement qu’une réserve, dit-il, tu devras

  1. Le thé est le seul luxe que le paysan russe se permet dans son existence. La première acquisition qu’il fait, dès qu’il est en état d’acheter quelque chose au-delà du strict nécessaire, est une samovare ou bouilloire en cuivre jaune, une théière, quelques tasses et quelques cuillers en métal. A mesure que sa fortune augmente, le luxe de son service de thé augmente avec elle. La samovare s’agrandit, les tasses et les cuillers s’embellissent; le thé, d’ordinaire qu’il était, monte en prix, gagne en parfum, et devient chez les riches une dépense exorbitante.