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pouvaient être rattachés comme des espèces. Par cette voie, l’Allemagne surtout était arrivée à distinguer : 1° des langues monosyllabiques qui expriment seulement les notions essentielles, sans représenter phonétiquement leurs relations; 2° des langues agglutinantes, où les relations s’expriment au contraire très richement, mais par simple apposition, c’est-à-dire par une suite de syllabes ou de lettres que la racine s’accole, tout en restant elle-même invariable; 3° des langues à flexion, où la racine qui exprime l’idée essentielle se mobilise en quelque sorte, pour se fondre plus ou moins avec les signes des relations, au point de ne faire avec eux qu’un seul mot. Quant à la matière première des idiomes, en d’autres termes, quant à la question de savoir comment ont pu se former les racines qui expriment les notions, et qui, plus ou moins défigurées, sont aussi devenues les signes des relations, la linguistique s’était en général abstenue d’engager la science sur ce terrain. Elle s’était maintenue dans le domaine de l’histoire naturelle, en laissant à l’imagination la liberté de spéculer sur la cosmogonie de la parole.

M. Kraitsir, au contraire, a voulu baser la science elle-même sur l’explication qu’il donne à cette mystérieuse origine des premiers germes du langage. Non-seulement il prétend expliquer comment tels sons ont été choisis pour emblèmes de telles idées, non-seulement il croit pouvoir résoudre la question que la linguistique avait laissée de côté : il reproche encore à la philologie d’avoir fait ce qu’elle a fait. Du moins il montre un grand dédain pour la vieille science, qui se préoccupe tant de chercher à nos langues des origines historiques dans les racines du sanscrit ou de n’importe quel langage. A ses yeux, les origines historiques masquent le véritable mot de l’énigme; elles ne sont que des causes secondaires. Le seul point important, c’est de reconnaître que tous les idiomes, quelle que soit leur généalogie, procèdent également d’un unique langage naturel, ou, pour parler plus juste, d’une nécessité de nature, inhérente à l’être humain, et qui a dû forcer tous les premiers groupes d’hommes à se façonner, d’après la même loi, leurs moyens de langage. Bref, M. Kraitsir soutient qu’il existe un rapport nécessaire entre les notions et les sons, et son but est d’exposer comment la nature même de l’idée a entraîné partout la nature du mot chargé de la figurer. De la sorte, il ne fait pas seulement la chimie des langues, il veut nous révéler les secrets d’après lesquels se sont créés les corps simples du langage. — Ces secrets, tels qu’il les révèle, peuvent être ramenés à quatre grands principes. D’abord il établit (et c’est la partie la plus raisonnable de son système) que la valeur significative des racines réside exclusivement dans les consonnes qui les constituent, puis il soutient que les consonnes gutturales ont nécessairement servi à représenter les idées qui avaient plus ou moins de rapport avec la position intérieure du gosier et avec ses fonctions dans l’office de la parole; de même il soutient que les labiales et les dentales ont forcément figure les autres idées plus ou moins analogues au rôle ou à la conformation des lèvres et des dents. Pour spécifier, il affirme que les gutturales ont été les symboles naturels des causes actives et des principes internes, comme les labiales ont exprimé les effets externes avec mouvement, et les dentales les effets au repos.

Quoique cette théorie soit à nos yeux très chimérique, nous ne voulons pas