Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commandaient la place, la défendirent énergiquement; mais Shamyl ne se retira pas sans avoir fait subir de cruelles pertes à ses ennemis. Telle fut la fin de l’année 1843. Un administrateur habile ne suffisait pas à une guerre de cette nature; ce qu’il fallait, c’était à la fois la vigilance minutieuse du général Neidhardt et l’activité ardente d’un Sass ou d’un Grabbe. Au commencement de 1844, la lente circonspection du général Neidhardt compromit un succès préparé avec adresse. On avait enfermé Shamyl dans un défilé; à force de prendre ses précautions, Neidhardt envoya un jour trop tard l’ordre de commencer l’attaque, et Shamyl eut le temps de s’échapper. Ce fut la condamnation du général; remplacé peu de temps après par le comte (aujourd’hui prince) Michel Woronzoff, il alla mourir de douleur à Moscou.

Voilà neuf ans que le prince Woronzoff et le prophète Shamyl sont en présence; depuis cette époque, l’héroïque audace de Shamyl n’a pas faibli, mais la conquête russe, il faut le reconnaître, se développe de jour en jour avec une régularité magistrale. Depuis vingt ans, dit très bien M. Wagner, on avait envoyé à Tiflis des hommes éminens à divers titres; on n’avait pas encore trouvé le vrai gouverneur du Caucase. Aucun des généraux russes, depuis Yermoloff, n’avait paru embrasser toute l’étendue de sa tâche. Paskewitch, connu par ses campagnes contre les Perses et les Turcs, méritait sa réputation d’administrateur irréfléchi. Rosen, au contraire, ne se distinguait que comme un négociateur adroit. Golowin avait la dignité et le calme diplomatique qui plaisent aux Orientaux, mais ses facultés étaient médiocres. Neidhardt était l’homme le plus consciencieux et le plus intègre; pourquoi cette circonspection, cette vigilance de toutes les heures n’étaient-elles pas jointes à une activité ardente ? Ce pédant Allemand, dont la scrupuleuse probité gênait plus d’un fonctionnaire, ce pédant Allemand, disaient-ils, ne fera jamais rien qui vaille dans une telle guerre, et l’extrême prudence du général, on le vit bien en 1844, justifiait ces murmures. A qui allait passer le commandement ? Les uns disaient que le vieux Yermoloff, quoique affaibli par l’âge, serait rappelé sur le théâtre de ses triomphes; les autres pensaient que le ministre de la guerre, le prince Tchernicheff, prendrait pendant quelques années la direction des affaires du Caucase. Personne ne songeait au comte Woronzoff, gouverneur général de la Nouvelle-Russie, qui passait pour être fort mal en cour. C’était une opinion accréditée en Crimée que le général avait autour de lui, dans son état-major, dans son palais, à sa table, des espions chargés de rapporter au tsar toutes ses paroles, et qu’on n’attendait qu’un prétexte pour destituer un homme dont l’indépendance avait excité d’implacables inimitiés. La nomination du comte au gouvernement du Caucase fit tomber tous ces