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Ce même principe qui justifie nos conquêtes africaines, nous ne pouvons sans une injustice flagrante en refuser l’application à la Russie. Nous qui avons vaincu et pris le Shamyl de l’Atlas, nous ne pouvons souhaiter le triomphe définitif de l’Abd-el-Kader du Caucase. Ces objections que se fait notre esprit ont toute leur force, encore une fois, si nous ne quittons pas le domaine des abstractions; mais jetez les yeux sur la réalité, voyez quel est l’ennemi de Shamyl, voyez quel but poursuit cet ennemi et quels seraient les résultats de sa victoire. Un poète l’a dit :

Il est beau d’envahir une terre nouvelle;
Il est beau de soumettre un pays indompté,
Lorsqu’au milieu des rangs marche l’humanité.
Et quand tout cavalier au pommeau de sa selle
Porte avec soi la liberté.

Ce n’est pas là précisément ce que les Cosaques de la ligne portent au pommeau de leurs selles. Est-ce l’humanité du moins qui marche dans les rangs de l’année russe ? N’est-ce pas plutôt l’ambition, cette même ambition astucieuse et ardente qui arrête en ce moment le travail de la civilisation européenne ? Cette seule réflexion suffit; les sympathies inspirées par le vaillant Shamyl n’ont plus besoin d’excuse.

Une autre idée a frappé un des écrivains à qui nous avons emprunté quelques-uns des traits de ce tableau. En voyant tous ces peuples barbares. Cosaques et Tcherkesses, les uns complètement soumis, les autres attirés par la civilisation et qui déjà fournissent des escadrons au tsar, M. Wagner a porté ses yeux encore plus loin; il a vu ce qui se passe en Sibérie; il a vu les sauvages de la Tatarie et de la Mongolie enrégimentés par les mêmes hommes qui ont assoupli les Cosaques et qui commencent à discipliner certaines tribus tcherkesses; il a embrassé ainsi d’un même coup d’œil le travail souterrain de la Russie dans les solitudes de l’Asie septentrionale comme dans les steppes du Caucase, et il s’écrie avec une singulière épouvante :


« Cet immense empire d’où sont sorties les plus grandes catastrophes qu’ait subies la société européenne a-t-il réellement achevé sa lâche, et la civilisation n’est-elle plus exposée de ce côté à l’un de ces effroyables ouragans qui bouleversent le monde de fond en comble ? Que les prophètes d’Orient ou d’Occident nous rapprennent; mes yeux ne savent pas lire dans l’avenir. Je dis seulement que ce Cosaque si utile et si industrieux remplit l’office de l’éléphant apprivoisé qu’on exerce à prendre et à apprivoiser les éléphans sauvages. Et déjà en effet, au fond de la Sibérie, des centaines de hordes belliqueuses, à demi muselées par des mains habiles, s’accoutument chaque jour à comprendre et à suivre les ordres retentissans partis des bords de la Néwa. Elles sont inscrites, ces hordes, sur les registres de l’armée, comme des recrues bonnes au service. Quelques milliers d’instructeurs venus des