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un moment aux portes. Ce bruit de nouveautés plus ou moins neuves, plus ou moins hardies, ne le choquait point d’ailleurs à priori. Il y avait dans son humeur primesautière et parfois fantasque un courant de témérité aventureuse et paradoxale qui se laissait attirer volontiers vers les singularités du dehors, sauf à rentrer aussitôt dans son propre lit. Je l’ai vu, pour l’anniversaire de la naissance de Fourier, assister à un grand banquet phalanstérien, où il se chargea de porter le toast traditionnel à l’abolition des armées destructives et à leur transformation en armées industrielles et productives. Cette pensée, analogue aux siennes par certains côtés, leur répugnait souverainement et invinciblement par d’autres; il l’avait à cœur cependant, et plus tard il la traduisit en actes où elle apparut plus transformée que les armées qu’elle devait abolir.

Avec une nature incontestablement supérieure, mais inégale, le maréchal Bugeaud était pétri de contrastes, et il les aimait. Il n’était jamais plus militaire qu’avec les gens ou dans les affaires qui ne l’étaient pas; il ramenait tout alors au type de la caserne. Dans un groupe d’officiers, il aimait à rappeler son titre de député et à discuter les travaux des chambres; partout et avec tous, il mettait une coquetterie particulière à faire apparaître le paysan consommé sous l’habit du maréchal de France. Il était volontiers haut et cassant avec les pouvoirs ou avec les gens qui par position ou renommée lui portaient ombrage, bonhomme avec les petites gens, rustique et de rude écorce avec tout le monde. Malgré tout, une grande simplicité de mœurs et une certaine magie d’intelligence lui conciliaient de prime abord l’affection des gens qui l’approchaient; mais chez tous ceux qui ne lui étaient pas enchaînés par les liens de la discipline, il supposait plutôt l’hostilité, parce qu’il ne pouvait plus supposer ni exiger l’obéissance. Il voyait volontiers un adversaire dans tout ce qui ne lui était pas un subordonné. Singulière méprise du besoin impérieux de dominer dans les âmes ! Par cette disposition inquiète et ombrageuse, il étouffait sa domination partout où elle ne demandait qu’à s’implanter d’elle-même. Il n’aimait qu’une chose peut-être à l’égal de la guerre, c’était la discussion; mais il avait une antipathie égale à cet amour, c’était l’horreur d’être discuté. De là son aversion préventive pour ceux qui ne se sont pas interdit la faculté de raisonner et sa prédilection pour ceux qui ne savent qu’obéir.

Le maréchal avait de bonnes raisons d’ailleurs pour aimer à discuter tout haut ses propres idées, surtout devant un auditoire respectueux et soumis. La fermeté incisive de son bon sens, la sérénité lumineuse de son jugement, la sûreté de son coup d’œil et la merveilleuse simplicité des aperçus par lesquels il s’ouvrait au cœur des questions des jours inattendus pour les présenter en deux mots pittoresques réduites à leurs points essentiels, ces qualités, si nettes et si limpides chez lui lorsque aucune passion ne les venait troubler, lui donnaient au plus haut pour la puissance de subjuguer les esprits et d’y imprimer ses pensées. Aussi a-t-il fait école en Algérie. Personne au reste avant lui n’avait compris cette guerre. Il aimait à l’expliquer, même devant les simples soldats, et il n’en laissait guère échapper l’occasion. Les troupiers lui portaient une affection respectueuse et pourtant familière. Rien n’était plus mérité. Nul capitaine, et c’est là la marque du véritable homme de