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vapeur qui avait, amené le commandant Féray était celui même qui suivait de loin le maréchal dans ses expéditions, et qui se tenait sur les côtes à portée de ses ordres. Le maréchal le mit à la disposition de M. de T… et de deux autres députés qui se joignirent à lui. Quant à moi, j’avais promis à M. de T… de ne le point quitter, quoi qu’il fît, et malgré ses instances pour que je ne me privasse point du reste du voyage, je m’obstinai à rester le fidèle compagnon de sa fortune. La simple curiosité de voir du pays et de manger la diffa du grand chef Sidi-Laribi ne pouvait plus d’ailleurs lutter en moi contre l’abasourdissement et la fatigue de cette vie à cheval. Notre départ fut donc résolu.

À Orléansville, il y avait plus qu’un jardin et plus qu’une ferme ; il y avait une chose d’extrême civilisation, un théâtre monté par le colonel Saint-Arnaud et construit en bois par le génie. Des sous-officiers y remplissaient l’emploi de jeunes premiers, les amoureuses étaient jouées par des femmes quasi-militaires de la population civile. La représentation qu’on nous y donna me fournit une occasion personnelle de constater comment d’échelon en échelon et de délégation en délégation l’omnipotence militaire finissait par devenir une poussière d’autorité extrêmement incommode pour ceux qui y étaient exposés. Pendant l’entr’acte, j’étais descendu prendre l’air au pied du monument. Un sergent en bonnet de police vint à passer par-là. Le sergent, qui devait être un personnage d’importance, peut-être le greffier du ressort, m’avait à peine aperçu, qu’il m’apostropha de sa voix la plus rude et dans les termes les plus militaires. — Allez-vous-en, me dit-il, et au plus vite, ou sinon je vous mets dedans. — Ceci me parut un peu fort, et pour me trouver en territoire mixte, je ne me croyais pas encore en puissance de sergent. — Eh ! qui donc êtes-vous, lui dis-je à mon tour, pour traiter ainsi les gens ? Êtes-vous seulement factionnaire ? Non, puisque vous êtes sergent. Êtes-vous chef de poste ? Non, puisque vous n’êtes pas en tenue de service. Passez donc votre chemin, et ne poussez pas la plaisanterie trop loin, ou sinon ce serait vous qui seriez mis dedans. — Le sergent se rappela alors que le maréchal était entré ce jour-là même dans la ville, entouré de quelques figures semblables à la mienne, et il se retira en balbutiant des excuses. Nous rîmes beaucoup le soir, M. de T… et moi, de cette petite aventure. Nous avions déjà commenté plus d’une fois ces divisions en territoires civil, mixte et arabe. — Je sais maintenant, lui-dis-je, ce que c’est qu’un territoire mixte : c’est un territoire môle de sergens.

Le lendemain, après avoir fait nos adieux au maréchal et à nos compagnons de voyage, nous prîmes le chemin de Ténès sous la conduite du lieutenant-colonel Canrobert ! Ce voyage, affreux d’ailleurs, avait ceci d’intéressant, que nous allions traverser le principal foyer de l’insurrection du Dahra l’année précédente, et en compagnie de l’homme qui, avec le colonel Saint-Arnaud, avait eu sur les bras le gros de cette guerre. Le lieutenant-colonel Canrobert, aujourd’hui général de division, est un homme de moyenne taille, vigoureux, tout militaire et de la bonne race. Sa parole est sobre et peu bruyante, ses manières simples, son geste et sa contenance posés, mais pleins de décision. Comme chef militaire ou comme homme, son abord prévient et inspire tout d’abord la confiance.