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très gros, ayant, à ce qu’il paraît, pris sa part des attaques de Suard, se jugea également atteint par la redoutable antithèse, et porta plainte au roi son frère de l’insolence de Beaumarchais. Toutefois, comme il ne voulait pas avouer qu’il s’y était exposé, il prit le parti de dissimuler ce qui le blessait particulièrement, et comme il était fort spirituel, il persuada sans peine à l’excellent Louis XVI que le crime de Beaumarchais consistait, non pas à avoir parlé de l’insecte vil de la nuit, mais à avoir écrit ces mots de lions et tigres, qui, suivant lui, désignaient évidemment le roi et la reine.

Accuser quelqu’un d’avoir songé à comparer Louis XVI à un tigre et même à un lion, c’était à peu près l’accuser d’avoir voulu emporter dans sa poche les tours de Notre-Dame. Beaumarchais n’avait mis en avant les tigres que dans l’intérêt purement littéraire de son antithèse, et pour faire ressortir l’insecte vil de la nuit ; mais Louis XVI, le meilleur des hommes, quoique avec des accès de vivacité qui se bornaient habituellement à une brusquerie de parole, Louis XVI était déjà irrité contre Beaumarchais. Le succès immense d’une comédie jouée en quelque sorte malgré lui, succès qui l’inquiétait comme roi et le scandalisait comme chrétien, le rendait disposé à accueillir l’accusation même la plus invraisemblable. Celle-ci le mit hors de lui. Sans quitter la table de jeu à laquelle il était assis, Louis XVI écrivit, — si l’on en croit l’auteur des Souvenirs d’un Sexagénaire, M. Arnault, — sur un sept de pique, au crayon, l’ordre d’arrêter immédiatement Beaumarchais, et à la rigueur joignant l’insulte, ce qui n’est jamais permis à un roi, il ordonna de le conduire, non pas dans une prison ordinaire, mais dans une prison à la fois ridicule et honteuse pour ses cinquante-trois ans, à Saint-Lazare, où l’on enfermait alors les adolescens dépravés.

Traiter comme un jeune vaurien un homme de l’âge et de la célébrité de Beaumarchais, un homme à qui on avait donné des missions de confiance, qu’on avait initié à des secrets d’état, qu’on avait chargé des opérations les plus importantes, qu’on savait à la tête d’une maison de commerce considérable, et dont le talent exerçait sur le public une attraction puissante, c’était plus qu’une injustice, c’était une faute des plus graves : c’était rendre manifeste à tous les yeux la pernicieuse influence qu’un pouvoir non contrôlé par des lois exerce à un moment donné, même sur le meilleur des souverains. — Cet acte révoltant d’arbitraire est le seul de cette espèce qu’on puisse reprocher à Louis XVI.

Telle est la légèreté du public parisien, qu’en apprenant d’abord dans la matinée du 9 mars 1785 que l’auteur du Mariage de Figaro, au milieu de son triomphe, venait d’être emprisonné la veille, sans qu’on sût pourquoi, avec les jeunes bandits de Saint-Lazare, on trouva