Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/661

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous n’y trouverez jamais la réalité pure, mais la réalité transformée, agrandie, embellie par l’imagination. Le décorateur et le costumier, qui offrent aux yeux du spectateur la vérité locale et historique, ne dispensent pas le poète de sa tâche principale, de l’interprétation des faits qui s’accomplissent devant nous, ou qui nous ont été transmis par l’histoire. Si telle n’était pas en effet la tâche principale du poète, la mémoire se confondrait avec l’imagination, ne formerait avec elle qu’une seule et même faculté ; inventer ne serait plus qu’un mot vide de sens, puisqu’il signifierait se souvenir.

L’enseignement explicite des vérités morales et religieuses est-il pour l’art un moyen de succès plus sûr que l’illusion ? M. Cousin ne le croit pas, et je pense qu’il a raison. Toutes les fois que l’art, au lieu de se proposer l’interprétation de la réalité, a pris un caractère dogmatique et s’est mis au service de la morale ou de la religion, il a perdu sa puissance. La philosophie et la foi se suffisent à elles-mêmes et vivent par elles-mêmes ; il faut que l’art possède et garde à son tour une vie indépendante, et relève d’un sentiment unique, le sentiment de la beauté. Les partisans de l’art dogmatique, c’est-à-dire de l’art servile, ont invoqué bien à tort l’exemple de la Grèce et de l’Italie. Eschyle, Sophocle et Euripide interprétaient librement l’histoire et la religion même de leur pays. Les œuvres tragiques représentées devant le peuple d’Athènes n’étaient rien moins qu’orthodoxes au point de vue du polythéisme. Je ne parle pas d’Aristophane, dont l’ironie mordante ne respectait pas plus les dieux que les hommes. Veut-on citer l’école romaine au XVIe siècle, l’argument n’est pas plus heureux. Raphaël, en peignant le Parnasse et l’École d’Athènes, n’a pas montré moins de puissance et de génie qu’en peignant les docteurs réunis pour discuter sur le mystère de l’Eucharistie. Les muses réunies autour d’Apollon ne sont pas moins belles que la sainte Cécile de Bologne ou la divine madone du palais Pitti. Le chef de l’école romaine, dans les sujets chrétiens aussi bien que dans les sujets païens, poursuivait toujours le même but, l’expression de la beauté. C’était son rêve, sa volonté de chaque jour. Saint Pierre en prison délivré par un ange ne l’en détournait pas plus que le Triomphe de Galatée ; aussi le chef de l’école romaine occupe un des premiers rangs dans l’histoire de la peinture.

Il n’est donc pas vrai que l’art doive se proposer l’enseignement explicite des vérités morales et religieuses ; mais comme le beau, qui n’est qu’une forme du vrai, élève infailliblement l’âme jusqu’à l’idée du bien, c’est-à-dire du devoir, et comme Dieu comprend et réunit toute vérité, toute beauté, toute justice, il suit de là que l’art sous sa forme la plus pure enseigne implicitement la morale et la religion.