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— pour celui-là qui aux souffrances du labeur incertain a vu s’ajouter les fatigues, les privations, tous les maux qui s’engendrent et affaiblissent le corps, ce dur tyran de l’esprit, la plus douce musique sera celle du premier argent qu’il recevra en échange de son travail. Il y a tant de bonnes promesses dans cette mélodie intime de l’argent qui tombe pour la première fois entre les mains qui l’ont gagné, la somme ne pût-elle servir qu’à acheter des rubans verts à la muse de l’espérance !

Francis allait souvent stationner devant la boutique du marchand, pour observer l’effet que sa peinture produisait sur le public. Les opinions variaient selon la nature des gens composant les groupes, qui se renouvelaient. Quelquefois, si les critiques eussent eu des flèches, les deux toiles auraient été réduites en charpie. Dans d’autres instans, elles excitaient de bruyantes sympathies qui s’exprimaient avec une exagération tantôt raisonnée, le plus souvent ignorante. Le nom de Francis, inscrit sur un cartouche ajouté aux cadres, était répété avec dédain par les uns, avec intérêt par les autres, avec curiosité par le plus grand nombre. Mettre pour la première fois son nom dans la bouche d’un de ces flâneurs parisiens qui semblent avoir le don d’ubiquité, c’est jeter un cri à l’écho ou confier un secret à une femme. Trois jours après l’exposition de ses tableaux, Francis put aspirer avec délices les premières bouffées de la célébrité. Ayant donné son adresse dans une boutique située dans le voisinage du marchand de tableaux, pour que l’on portât chez lui l’acquisition qu’il venait de faire, le maître du magasin releva la tête en inscrivant son nom, et le complimenta à propos de sa peinture, qu’il avait vue en passant. Le lendemain, dans un café, il fut témoin d’une discussion engagée à propos de lui par deux jeunes gens qu’il reconnut pour des confrères. Enfin, peu de jours après, le marchand qui lui avait promis de lui donner du talent tenait sa promesse, et lui adressait un petit journal d’art contenant une réclame en faveur de ses œuvres. Francis courut chez ses amis en secouant la feuille imprimée, fier comme un soldat qui a conquis un drapeau. Sa joie trouva peu d’échos ; ceux-là même qui s’étaient montrés le plus chauds à le louer mirent des sourdines à leurs félicitations ; puis vinrent les restrictions du pédantisme qui parle à lèvres pincées et se montre avare de paroles, Comme si chaque mot était perle ou diamant ; puis les conseils d’amis, les poignées de mains qui n’osent pas encore se faire griffes, et sur cinq doigts n’en offrent qu’un ; les sourires jaunes dans une bouche qui semble mâcher du citron vert ; tous les faux-fuyans de manières et de langage au fond desquels se tord, rampe et siffle, comme un plat reptile caché dans les broussailles, la souple, lâche et venimeuse bête de l’envie, qui prépare son poison avant de mordre.