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limite qui sépare la causerie banale de la confidence, il se renfermait aussitôt dans un silence et une attitude qui déjouaient toutes les formes rusées de l’interrogation.

Une après-midi, un de ses amis vint le prendre, probablement pour un motif pressé, car il rangea ses affaires en toute hâte, oubliant sur la tablette de son chevalet une lettre qu’il avait tirée de sa poche et dont il avait pris l’enveloppe pour faire un tortillon, sorte de petites estompes que les artistes fabriquent eux-mêmes pour l’utilité de leurs dessins. Francis attendit que la fermeture des salles eût éloigné les travailleurs, et, prétextant un oubli, il obtint du gardien la permission de retourner à sa place ; il s’empara alors de la lettre, et sortit du Musée sans avoir été aperçu dans ce nouvel acte d’indiscrétion. Ce qui le rassurait, c’est que sa conscience ne lui disait rien qui pût l’alarmer : il obéissait à un de ces pressentimens opiniâtres qui magnétisent l’homme, et lui font suivre avec sécurité, pour atteindre le but qui l’attire, des chemins qu’il eût évités en toute autre occasion.

Rentré chez lui, Francis ouvrit cette lettre ; le premier regard qu’il y avait jeté lui avait appris qu’elle était de nature à lui révéler ce qu’il comptait lui demander. La date déjà éloignée, le froissement du papier, indiquaient qu’elle avait dû faire un long séjour dans les poches de son propriétaire. Voici ce qu’elle contenait :


« Paris, 25 janvier 184…

« Mon cher frère, pardonne-nous, si nous n’avons pas répondu plus tôt à ta dernière lettre, datée du Havre : c’est qu’il nous est arrivé un grand malheur, qui cependant n’a pas eu, grâce à Dieu, toutes les suites fâcheuses qui nous avaient fait trembler d’abord. Il y a un mois, grand’maman a fait une chute dans l’une des maisons où elle va travailler. On l’a ramenée chez nous avec un bras cassé. Juge un peu dans quel état nous étions tous : cet événement nous surprenait sans le sou, ce qui n’était pas bien malin. Pour ne pas nous mettre en peine, tu sais combien la mère est courageuse : elle essayait de nous persuader que cela ne serait rien. Elle s’opposa à ce qu’on fît venir un médecin, et prétendait se guérir avec de l’eau-de-vie camphrée. Elle demandait seulement qu’on lui fit brûler un cierge à l’Abbaye. Notre ami Soleil est parti pour faire brûler le cierge, moi, j’ai couru au plus proche médecin. C’était précisément le docteur ***, qui est notre voisin.

« Nous avons été deux ou trois fois à son amphithéâtre. Tu te rappelles comme il est dur, et les atroces plaisanteries sur lesquelles il aiguise ses instrumens, quand il opère. Au moment où je me présentais chez lui, il venait de rentrer de sa clinique et s’était mis à table.