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que la visite de son gendre avait doucement surprise, dit à maman : Ton mari m’a laissé de l’argent, je n’en ai pas besoin, et celui-là ferait peut-être faute dans votre ménage. Reprends-le. — Mais comme elle glissait dans la main de notre mère l’argent laissé sous le traversin, celle-ci poussa un cri et se mit à pleurer. Oh ! mon frère, je n’ose pas te dire pourquoi. L’argent donné par papa se composait de monnaies qui n’ont pas cours. C’étaient des pièces de nations étrangères qui n’avaient que la valeur de leur poids. Il les avait reçues, sans y prendre garde, de ses pratiques, et depuis longtemps il essayait vainement de les faire rentrer dans la circulation. Ne parlons jamais de cela, même à nos meilleurs amis, et ne nous en parlons pas à nous-mêmes. Ce sont là des choses qu’il faut oublier.

« Tous les membres de notre société se sont montrés excellens pour grand’mère. Elle avait toujours quelqu’un auprès d’elle pour lui tenir compagnie. Le soir même de l’accident, notre président est accouru pour mettre à notre disposition les fonds disponibles des cotisations communes. Il apportait une vingtaine de francs. Étant pourvu d’ailleurs, je l’ai remercié. Il a remis l’argent dans sa poche et m’a prié de lui prêter une petite somme pour acheter des gravures dont il a besoin. Je lui ai donné avec plaisir ce qu’il demandait, tout en lui faisant observer que, dans un cas de nécessité comme celui-là, il avait le droit de prendre sur les fonds de la société dont il était le dépositaire. Lazare m’a répondu qu’il avait déjà usé de cette ressource, et qu’il ne devait pas songer qu’à lui. Il prépare un tableau pour le Salon ; mais j’ai bien peur qu’il n’ait ni le temps ni les moyens de l’achever. Pour en revenir à bonne-maman, son état ne nous a pas alarmés longtemps. Le docteur venait la voir tous les jours après son déjeuner. Il prenait son café à la maison, c’était le prix quotidien de sa visite. En arrivant, il nous disait en riant : Faites chauffer mes honoraires, et ne mettez pas trop de sucre. Chaque jour, on découvre en lui une de ces délicatesses qu’on ne soupçonnerait pas dans cette nature violente, emportée, et toujours prête à l’excès. Il s’est débattu aussi pendant bien longtemps dans l’obscurité avec les maux que nous connaissons. Il sait la peine qu’on a pour descendre d’un sixième à un entresol. Souvent il est pris par de misanthropiques retours sur son passé. On dirait surtout qu’il porte dans son âme des traces de cuisans souvenirs. Il a connu l’ingratitude ; il sait notre histoire ; il accepte l’esprit de notre association. Je lui ai lu notre acte, mais plusieurs passages lui ont fait lever les épaules. — Jeunes gens, nous dit-il, vous bâtissez sur le sable. Vos projets promettent trop pour que vous puissiez les accomplir. Dans ces sortes d’associations qui ont pour règle de s’aider les uns les autres, quand l’un commence à s’élever au-dessus du niveau commun, ceux qui se trouvent