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Francis glissa une pièce d’or dans la main d’Antoine, qu’il accompagna jusqu’à sa porte. — Attendez-moi cinq minutes, dit celui-ci. — Pendant qu’il se promenait dans la rue, Francis remarqua que le frère d’Antoine sortait de la maison, accompagné de l’un des jeunes gens qu’il avait vus la veille au convoi. Peu de temps après, il les vit rentrer. L’un d’eux portait une falourde sur le dos, et l’autre avait un pain sous le bras. Francis se tint à l’écart pour qu’on ne le reconnût pas. Au bout de cinq minutes, Antoine était redescendu. — C’est moi qui vous mène, dit-il à Francis. — Et il le conduisit dans une espèce de brasserie où l’on mangeait. Si le repas se prolongea, ce ne fut point la faute des plats ; Antoine s’était opposé à tout extra. Comme on se levait pour partir, Francis vit avec étonnement que son convive payait le garçon qui les avait servis. – Que faites-vous ? lui demanda-t-il.

— Laissez, répondit Antoine. — Et quand ils furent dans la rue : — Voici votre monnaie, dit-il en rendant à Francis ce qui restait de la pièce d’or.

Le dîner payé, Francis calcula que les buveurs d’eau n’avaient pas dû prendre plus de deux francs sur le louis. — Vous ne m’avez donc pas compris tout à l’heure ? dit-il d’un ton de reproche à son compagnon.

— C’est vous plutôt qui ne m’aviez pas compris. Je vous avais demandé quelques sous.

— Mais puisque cela ne me gêne pas… reprit Francis.

—.Mais cela nous gênerait, nous ! répliqua Antoine de façon à faire comprendre que toute insistance lui était désagréable. Et comme Francis allait hasarder une nouvelle objection : — Écoutez, continua-t-il, ma conduite a sa raison d’être. Vous avez vu avec quelle libellé j’ai agi avec vous. Nous sommes dans des termes que nous n’aurions pas prévus ce matin. La transition a été rapide ; mais cette promptitude même est un gage de la franchise qui nous a mis la main dans la main. Le temps donnera un autre nom aux sentimens que nous pouvons avoir l’un pour l’autre. Le temps fait pour les amitiés ce qu’il fait pour les vins, qui se dépouillent en vieillissant d’une verdeur sèche qui empêche d’apprécier toutes leurs généreuses qualités. Quand l’habitude nous aura appris à nous connaître, nous perdrons aussi, naturellement et sans effort, tous les petits doutes, toutes les craintes qui suivent le premier pas que deux sympathies font au-devant l’une de l’autre. Et maintenant, mon cher ami, puisque vous paraissez y tenir, comme j’y tiens moi-même beaucoup de mon côté, allons voir vos tableaux. J’y aurais été déjà, si j’avais eu occasion d’aller dans ce quartier, car mon frère m’en a parlé comme d’une chose… heureuse.