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que l’acheteur les ferait passer aux colonies, Beaumarchais transmet la proposition au ministre de la guerre, de Grave, qui le charge de faire venir en secret les fusils, s’engage à les lui payer une somme convenue, et lui avance cinq cent mille francs en assignats, en lui faisant déposer en échange une valeur de sept cent cinquante mille francs en contrats sur la ville de Paris. Beaumarchais obtient la promesse que, s’il a besoin de plus d’argent pour faire arriver les fusils, on lui en remettra sur les deux cent cinquante mille francs de dépôt en plus qu’il laisse dans les mains du ministre. Le gouvernement s’engage encore à l’aider de tout son pouvoir à vaincre la résistance du gouvernement hollandais, qui, de crainte de se brouiller avec l’Autriche, s’oppose à la remise de ces armes. Toutefois le ministère, qui était aux prises avec bien d’autres difficultés, ne tarde pas à oublier les fusils. La guerre éclate bientôt avec l’Autriche et la Prusse : Beaumarchais n’en est que plus ardent à demander qu’on l’aide à vaincre la résistance de la Hollande, avec laquelle on est encore en paix ; mais dans la dernière année de la monarchie de Louis XVI, les ministres se succèdent avec la rapidité de l’éclair. C’est en vain que Beaumarchais les assiège, — J’en ai usé, dit-il, en quelques mois quatorze ou quinze, — il ne peut en tirer ni leur appui en Hollande, ni l’argent promis sur son excédant de dépôt, pour faire venir ces malheureux fusils, et tandis qu’il s’épuise en efforts, ses ennemis répandent parmi le peuple le bruit que ces fusils sont chez lui, qu’il les a dans ses caves et les destine à faire égorger les patriotes. Il n’en fallait pas davantage pour le faire égorger lui-même.

L’ex-capucin Chabot, membre de l’assemblée législative, le dénonce à la tribune comme cachant des armes dans un lieu très suspect. Beaumarchais, toujours fidèle à son caractère, répond à Chabot qu’il sera, lui Chabot, vingt fois plus suspect que ce lieu, s’il ne l’indique. Le lendemain du 10 août, le peuple se porte en masse dans sa belle maison du boulevard, et la fouille du haut en bas sans cependant soustraire une épingle. Au milieu de cette scène affreuse, que l’auteur du Mariage de Figaro décrit longuement dans une lettre déjà publiée et adressée à sa fille, qu’il venait alors de faire partir pour Le Havre avec sa mère, on le voit conservant assez de sang-froid pour étudier ce peuple en rumeur et « admirer, dit-il, en lui ce mélange d’égarement et de justice naturelle qui perce même à travers le désordre. » Quelques jours après, quoiqu’il eût pris le soin de faire afficher partout, suivant son usage, que le peuple n’avait rien trouvé chez lui de suspect, il est arrêté et conduit à l’Abbaye le 23 août. Il y était encore le 30, c’est-à-dire deux jours avant les massacres de septembre, lorsqu’il prend tout à coup fantaisie au procureur de la commune, Manuel, de se souvenir qu’il a eu avec Beaumarchais