Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/879

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il ne le voit plus que comme un ingrat, un assassin ; il n’est plus digne de son estime. Il se persuade que tout ce qui peut arriver est arrive, et il lui dit sans façon qu’il est un barbare. C’est un fort beau morceau de poésie que ces deux lettres de Diderot[1]. »

Mme d’Épinay a raison, Diderot faisait un drame ; mais j’avoue que, sans avoir l’inquiétude ombrageuse de Rousseau, je saurais fort mauvais gré à celui de mes amis qui ferait un drame de mes souffrances. Sans doute Rousseau eût bien fait de prendre froidement la poésie de Diderot ; il eût même bien fait « de lui rire au nez pour toute réponse, » comme il se reproche dans les Confessions de ne l’avoir pas fait ; mais je comprends qu’on n’aime pas à voir faire de la poésie sur son dos, pas plus qu’on n’aime le médecin qui fait des expériences de médecine à nos dépens. Êtes-vous mon ami ? conseillez-moi, avertissez-moi, prenez part à mes peines ; mais ne prenez pas mes chagrins ou mes embarras pour matière de discours français, ou bien j’aurai le droit de vous dire que vous êtes un grand poète qui aime mieux son art que son ami.

Ces réflexions m’amènent naturellement aux règles que Rousseau veut établir en amitié. Premièrement il veut que ses amis soient ses amis et non pas ses maîtres, dit-il ; qu’ils lui rendent service sans prendre un certain air de supériorité qui lui déplaît. S’il survient une querelle et qu’il se mette lui-même en colère mal à propos, ses amis ne doivent pas s’y mettre à son exemple, ou bien ils ne l’aiment pas… En qualité de malade, il a droit aux ménagemens que l’humanité doit à la faiblesse et à l’humeur d’un homme qui souffre… Enfin il est pauvre, et cet état mérite encore des égards. « Tous ces ménagemens que j’exige, dit-il à Mme d’Épinay qu’il n’avait point encore accusée, vous les avez eus sans que je vous en parlasse, et sûrement jamais un véritable ami n’aura besoin que je les lui demande ; mais, ma chère amie, parlons sincèrement : me connaissez-vous des amis[2] ? »

« Me connaissez-vous des amis ? » disait Rousseau à Mme d’Épinay. — Pouvez-vous avoir des amis ? — Telle était la seule réponse que Mme d’Épinay avait à faire à Rousseau. Ce n’est pas que les maximes que Rousseau prétend établir en amitié soient fausses et injustes, gardons-nous de le croire. Les amis ne doivent être ni tyranniques, ni injurieux, ni vains, ni durs, ni insoucians : ils doivent supporter les défauts de leurs amis malades. Rousseau a raison ; ce sont là vraiment les devoirs de l’amitié. Qu’est-ce donc que je reproche à Rousseau ? Une seule chose, mais capitale, et qui rend l’amitié impossible : il érige en droits pour lui-même les devoirs

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, p. 325.
  2. Correspondance, 1757.