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je n’avais qu’à rester tranquille, et tout était dit. » C’est vrai, s’il n’y avait pas eu l’explication que raconte Mme d’Épinay et que Rousseau passe sous silence. « Mais j’en avais sottement fait une affaire qui ne pouvait rester dans l’état où elle était, et je ne pouvais me dispenser de toute explication ultérieure qu’en quittant l’Ermitage, ce que je venais de promettre à Mme d’Houdetot de ne pas faire, au moins pour le moment présent. » Quelles raisons Mme d’Houdetot avait-elle donc données à Rousseau pour ne point quitter l’Ermitage ? « Des raisons, dit Rousseau, toutes-puissantes sur mon cœur. » Je ne sais si je me trompe, mais il me semble facile, après tout ce que je viens de citer, de comprendre et de suivre la conduite de Rousseau, plus absurde encore qu’elle n’est méchante, et qui ne devient ingrate qu’à cause de la vanité qu’il met à se croire infaillible. Rousseau ne voulait pas aller à Genève avec Mme d’Épinay ; Diderot là-dessus écrit à Rousseau qu’il est obligé d’honneur et de reconnaissance à accompagner Mme d’Épinay ; Rousseau croit aussitôt qu’il y a un complot fait pour l’emmener à Genève : dans sa colère, il laisse voir à Mme d’Épinay la lettre de Diderot, et Mme d’Épinay y voit, non ce qui regarde Rousseau, mais ce qui la regarde, chose fort naturelle, c’est-à-dire que Rousseau l’a accusée auprès de Diderot. De là l’explication dont Rousseau ne parle pas dans ses Confessions, non plus que de la défense que lui fait Mme d’Épinay de jamais la revoir, ce qui équivalait à lui donner congé de l’Ermitage. D’un autre côté, Rousseau, congédié par Mme d’Épinay, ne voulait pas avoir l’air de recevoir le congé, il voulait le donner ; de là son ardeur à grossir la querelle qu’il faisait à Mme d’Épinay d’avoir tramé un complot pour l’emmener à Genève. Ce complot créait un tort à Mme d’Épinay et donnait un grief à Rousseau contre elle.

La lettre de Diderot à Rousseau avait dû naturellement irriter Mme d’Épinay et amener l’explication qui fit la rupture. Cette lettre devait aussi irriter Rousseau et le jeter dans cette aveugle colère qui lui fit montrer la lettre de Diderot à Mme d’Épinay. Était-ce à cause du ton de pédagogue que prenait Diderot ? Ce ton devait irriter Rousseau ; mais il était ordinaire chez Diderot. Ce qui irritait surtout Rousseau et ce qui inquiétait sa vanité, c’était l’idée même du séjour à Genève avec Mme d’Épinay. Le sentiment qui lui rendait cette idée insupportable éclate dans une lettre à Saint-Lambert, où il se plaint que Mme d’Houdetot veuille aussi qu’il aille à Genève. « Quoi qu’il arrive, dit-il, je ne veux pas aller m’étaler dans mon pays à la suite d’une fermière générale[1]. » Voilà, ne nous y trompons pas, le vrai mot de la situation. Toutes les raisons que lui donnait Diderot pour accompagner Mme d’Épinay l’en détournaient au lieu de l’y décider.

  1. Correspondance, 1757, p. 276.