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yeux d’azur, tantôt avec une tête de cerf et une queue de sanglier, ou bien encore avec une tête de bœuf ou de chèvre barbue ; mais quelle que soit sa physionomie, elle porte toujours au milieu du front cette corne merveilleuse, blanche à la base, noire au milieu, rouge à l’extrémité, dont on conservait au trésor de l’abbaye de Saint-Denis un curieux échantillon, envoyé, disait-on, par un roi de Perse à l’empereur Charlemagne. Plus précieuse que l’onyx et l’or, cette corne avait la propriété surprenante de servir de pierre de touche aux poisons, car, suivant la croyance universelle, la licorne était l’ennemie du venin et des choses impures[1]. « Les naturalistes, disait encore en 1662 Vulson de la Colombière, rapportent que lorsqu’il se trouve dans un canton une de ces bêtes merveilleuses, toutes les autres vont boire de préférence à la fontaine où elle se désaltère. Dans la crainte que l’eau ne soit infectée ou corrompue, elles attendent que la licorne ait plongé sa corne dans l’eau et ensuite bu la première, après quoi elles n’appréhendent aucune corruption. » Instruit par cet exemple, l’homme se mit en quête de la corne merveilleuse pour faire aussi l’épreuve des poisons. La crédulité publique fut habilement exploitée, et l’on vendit à des prix exorbitans des vases et des manches de couteaux que l’on disait fabriqués avec cette matière précieuse. Les vases se brisaient en mille morceaux quand ils étaient mis en contact avec des breuvages impurs, et les manches de couteaux suaient du sang quand ils touchaient des viandes empoisonnées. Douce et féroce à la fois, la licorne aime à se reposer sous les arbres où les ramiers font leurs nids et à entendre le roucoulement des tourterelles ; mais elle ne craint pas de combattre le lion et l’éléphant, et avant d’engager la bataille, elle aiguise sa corne sur une pierre. Sa force est si grande, que les chasseurs les plus intrépides et les plus adroits ne peuvent réussir à la prendre, et pour s’emparer d’elle ils sont obligés de recourir à la ruse. Ils font venir une jeune vierge dans les lieux qu’elle fréquente d’habitude. Aussitôt que la licorne aperçoit la jeune fille, elle va se coucher à ses genoux sans lui faire aucun mal, et elle s’endort paisiblement sur son sein. Les chasseurs s’approchent alors et la tuent sans peine : mais si la jeune fille a connu la séduction des sens, l’animal, qui découvre le poison dans l’âme des hommes aussi bien que dans l’eau des fontaines, évente le piège, et tue sans pitié celle qui voulait la tromper.

  1. Ambroise Paré raconte qu’il parla un jour à Chapelain, le médecin de Charles IX, de L’abus que l’on faisait de cette corne qu’on trempait dans le vase où buvait le roi. Chapelain répondit qu’il était parfaitement convaincu de l’impuissance de cet antidote. « et bien ! lui répondit Paré, écrivez donc contre cette folie. — Je m’en garderai bien, reprit Chapelain ; celui qui écrit contre les opinions reçues ressemble au hibou. Quand il se montre en quelque lieu bien apparent, tous les oiseaux lui courent sus et le déplument à coups de bec. »