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paysan qui venait de déboucher par la plus large des routes aboutissant au carrefour. Il conduisait une vache attelée à un de ces traîneaux, appelés luges, qui remplacent les chars à roues dans les rapides et étroits sentiers de la montagne. L’herbe fine dont le chemin était tapissé avait empêché d’entendre son approche.

— Ah ! c’est François, dit Chérot. Tu connais donc cette jeune fille, toi ?

— C’est-à-dire, reprit en riant le nouveau-venu, que je la vois à cette heure comme on voit la lune nouvelle à son lever, pour la première fois ; mais j’ai pourtant idée que son nom est Martha Bartmaur, nièce et fillole du maître des Morneux. Ai-je deviné, voyons ?

La jeune fille se récria. — Qui vous l’a dit ? demanda-t-elle.

— Eh ! la belle merveille ! reprit Abraham, n’est-il pas en service chez Barmou ? Il aura su qu’on vous attendait.

— Et puisque j’ai rencontré la fillole, c’est moi qui la conduirai au logis, ajouta François.

— À la bonne heure ! dit solennellement Chérot ; mais rappelle-toi qu’elle t’est remise comme la brebis fatiguée au bon pasteur.

— Ne craignez donc rien, répliqua gaiement le jeune homme, on lui fera place sur la luge. Il y a justement là un coussin vert en son intention.

Il montrait sur le traîneau des tiges de maïs récemment coupées pour le bétail, et qu’il disposa de manière à ce que la jeune fille pût s’y asseoir. Elle le remercia, prit place sur la jonchée et souhaita le bonsoir à Abraham, qui, après l’avoir chargée de rappeler au cousin que « la vie est une vallée de larmes, » reprit sa route en entonnant un nouveau psaume. François s’était également remis en marche et cheminait près de sa vache en sifflant C’était un garçon de vingt-cinq ans, grand, robuste, et dont le visage un peu haut en couleur avait l’expression ouverte habituelle aux physionomies vaudoises. Il ralentit bientôt le pas afin de se trouver près de la jeune fille, et renoua l’entretien en l’interrogeant sur la route, qu’elle avait suivie.

— J’ai laissé la voiture à Bulle, répliqua Marthe.

Ava[1] ! et depuis là vous êtes venue à pied ! s’écria François. C’est bien trop pour une pauvre alouette qui essaie ses ailes, sans compter que vous n’aviez peut-être jamais quitté le pays ?

— Je n’étais point sortie de Gerzensée, répliqua la jeune fille avec émotion.

— Pour lors, ç’a été un grand crèvement de cœur, pas vrai ? reprit François.

— Oui, oui, répliqua Marthe. Quand on laisse sa mère… et d’autrès

  1. Ava, interjection plaintive du dialecte vaudois.