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de cerisiers. À en juger par le nombre des appentis de service et par l’ampleur de la fosse à fumier qui s’étendait devant l’étable, le domaine devait être d’une notable importance pour le pays. Dès que le bruit du traîneau se fit entendre, un jeune garçon et une servante qui étaient accourus voulurent aider à dételer ; mais Barmou les chassa.

— A votre ouvrage, fainéans ! cria-t-il. Faut-il être quatre pour mettre un cheval à la longe ? Voyez s’ils ne sont pas toujours à l’affût du rien-faire ! autant de valets, autant de voleurs de pain !

Le jeune garçon et la Savoyarde n’entendirent pas ces derniers mots : dès le premier ordre du maître, tous deux s’étaient hâtés de rentrer. Jacques continua de maugréer tout en détachant du traîneau la vache que François conduisit à l’écurie, tandis qu’il prenait lui-même à brassée une partie du fourrage chargé sur la luge et le portait à l’étable. Marthe, restée debout à quelques pas et ne sachant que devenir au milieu de dette bourrasque, se décida à prendre le reste des tiges de maïs dont elle garnit les râteliers. Barmou la laissa faire sans rien dire, et gagna la maison, où elle le suivit.

Ce fut là seulement qu’il lui adressa directement la parole. Il attacha sur elle ses yeux gris, et après avoir paru jouir quelques instans de son embarras : — C’est donc toi enfin ! dit-il d’une voix brève ; la mère s’est pourtant décidée à l’envoyer ? Nom du diable ! il était temps ! Encore huit jours, et j’aurais retiré de vous mon bon vouloir, car c’est une grande grâce, sais-tu ? que je vous fais à toutes deux de le prendre ainsi en paiement de ce que me devait le défunt.

— Ma mère l’a compris de même, et nous vous en remercions, répliqua timidement la jeune fille.

— A la bonne heure ! reprit Barmou, nous verrons ta bonne volonté. La mère dit que tu es une vaillante travailleuse : mais je ne prendrai pas son dire pour caution, vu qu’elle a toujours été, pour son compte, un peu nonchalante.

— Ma mère ! répéta Marthe étonnée.

— Oui, oui, continua le paysan ; ça convenait à ton père, qui aimait de même à s’ébaudir. — Encore un fier avale-royaumes, celui-là[1] !

— Ah ! par grâce, mon parrain, ne parlez pas ainsi, interrompit la jeune fille, dont les yeux se mouillèrent.

— Quoi donc ! reprit Barmou en ricanant ; est-ce que tu es une fille à superstitions ? Pourquoi ne saurais-tu pas ce qu’il y a à dire sur ceux qui t’ont mise au monde ?

— Parce que ce n’est pas à moi de les juger, répliqua Marthe avec une énergie émue, et qu’il y a un commandement qui nous ordonne d’honorer notre père et notre mère.

  1. Avale-royaumes, dissipateur.