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soumettre ou de partir ; néanmoins il prévoyait son choix et sentait l’impossibilité de la remplacer. Aussi, son intérêt aidant, commença-t-il à chercher des excuses à sa tolérance. Après tout, une si vaillante créature méritait bien qu’on lui passât quelque chose ; la religion était son seul vice, et qui pouvait se vanter d’être parfait ? Les gens raisonnables devaient se contenter de la plaindre, Barmou, lui, avait d’ailleurs toujours été pour la liberté de conscience, — quoiqu’il soutînt que l’homme n’en eût pas. C’était bien à des imbéciles comme Larroi de le soupçonner de conversion. Sa conduite prouverait au reste ce qui en était ; on verrait s’il ne saisirait point, comme par le passé, toutes les occasions de jouer quelque tour au pasteur, s’il ne voterait point au conseil contre les dépenses pour le culte, s’il ne chanterait pas à la pinte[1] les plus hardies chansons du régiment !

Un peu relevé par ces belles résolutions, Barmou arriva chez le notaire ; mais il était dit que ce jour-là tout lui deviendrait ennui. Il apprit que le morceau de pré qu’il convoitait venait d’être vendu à un de ses ennemis, grand chanteur de psaumes. Descendu pour le culte au premier son de la cloche, ce lecteur de Bible avait précédé notre homme de quelques instans, et avait conclu le marché aux meilleures conditions. — Son zèle pour Dieu lui est tourné à profit, fit observer le notaire en souriant.

Jacques secoua la tête. — Oui, oui, murmura-t-il ; voilà nos momiers ! le soin de leurs âmes n’apporte jamais de nuisance à leur bourse ; tant plus ils ont de religion, tant plus ils aiment les gros intérêts !

Il sortit l’humeur aigrie et se dirigea vers la pinte de Mollard, où il espérait se décharger le cœur. C’était là que venaient le dimanche tous les esprits forts de Cully, qui, comme Rabelais, avaient adopté pour dieu la dive bouteille. Par malheur, le soleil, qui s’était montré brusquement après plusieurs jours de pluie, avait rappelé les fenaisons en retard aux compagnons habituels de Jacques, et ceux-ci, peu scrupuleux sur le repos du dimanche, étaient allés faucher dans la montagne, Barmou ne trouva à la pinte que quelques buveurs incurables abrutis par l’ivresse et incapables de lui faire une société ni un auditoire. Après avoir vainement attendu, il se décida à regagner les Morneux, mécontent de tout le monde, et ne voyant d’autre ressource que de prendre également sa faux et de monter aux hautes prairies ; mais à mesure qu’il avançait, les cimes se chargeaient de nuées qui descendaient rapidement le long des pentes comme une avalanche brumeuse. Le ciel, de plus en plus couvert, prenait cette teinte d’un gris uniforme qui accompagne toujours le

  1. La pinte, le cabaret.